Bassidji par telestlindice
L'Iran inquiète tellement dans les médias qu'on ne sait plus à quoi il ressemble aujourd'hui. Quelques cinéastes continuaient à donner des nouvelles de leur pays (les très réputés et talentueux Mohsen Makhmalbaf et Abbas Kiarostami), n'hésitant pas à représenter toute la diversité de l'Iran au fur et à mesure de leurs filmographies respectives : traditionalisme et société, distance culturelle entre ville et campagne, comment vivre avec de nouveaux cadres et de nouvelles normes tout en n'étiolant pas notre spiritualité ; Abbas Kiarostami a toujours eu ce génie de remettre le paysage de son pays à un niveau occidental, d'aplanir parfois ses aspérités, ou du moins à les verbaliser et les rendre préhensibles pour le spectateur de l'ouest. Fascinant par ses structures ou ses dispositifs, la vie d'une femme d'aujourd'hui en Iran, dans toute sa complexité et sa vitalité, était ressentie comme plus proche et ce malgré les différences politique et de façon de vivre. Les épiphénomènes contemporains s'expriment régulièrement par un spectre commun, celui des questionnements identitaires mondiaux.
En s'intéressant aux Bassidji, cette force paramilitaire née en 1980 lors de la guerre Iran-Irak, Mehran Tamadon prend un contrepoint qui permet pourtant de s'infiltrer dans la plupart des sphères de la vie iranienne : publique comme privée, en famille ou sur les lieux de culte. Il faudra remonter les traces du passé pour comprendre le combat qui anime les Bassidji encore aujourd'hui. Nous les retrouverons ainsi sur les ruines des champs de bataille de la défense sacrée, là où les Bassidji se formèrent, prirent les armes et moururent en martyrs. Lieu de pèlerinage aux allures de sortie dominicale pour les familles iraniennes qui n'auront pas dépensé un sou pour cette visite du premier an iranien. C'est l'Etat qui paie. Premier jalon perçu d'une longue et complexe collaboration entre la force Bassidji et le gouvernement de la République islamique d'Iran. C'est en revenant sur les lieux de la guerre que les Bassidji rappelleront leur vision et leur importance à leurs concitoyens : ici sont morts les glorieux martyrs. Et si la menace devait apparaître à nouveau serons-nous prêts à prendre les armes et mourir comme eux pour notre pays ?
Pleurer les martyrs devient un passage obligé de l'apprentissage des Bassidji. Se reposer sur leur sacrifice, un sacrifice d'ami ou de frère pour certains, et peut-être s'espérer le même sort pour ainsi toucher à quelque chose de plus grand, se rapprocher de son dieu, jusqu'à, comme le formule lui-même un jeune Bassidji, se dissoudre en lui. Trouver un sens à une existence fatalement banale. Mais également préparer les générations futures : car la guerre, cette pernicieuse, n'interviendra peut-être pas aujourd'hui mais plutôt demain. Et l'Iran doit être prêt à tout instant. Les jeunes venus se recueillir sur ces lieux de bataille et de mort (où traînent quelques restes de char et où on peut entendre les spectres des missiles crachotés par une vieille radio) feront ainsi le curieux apprentissage de la sensibilité, une question fondamentale omniprésente dans le documentaire de Mehran Tamadon, une envie spirituelle mais pourtant très terre à terre : celle de pleurer.
Nous quitterons les restes de la guerre pour nous infiltrer dans les ruelles et les immeubles et essayer d'approcher au plus près cette nouvelle guerre, bien réelle pour les Bassidji, face à l'oppresseur américain et israélien. Le bassidji se doit d'être présent partout, de commenter, d'exprimer son opinion, mais également de vacciner les enfants, de distribuer à manger aux démunis, de vivre tout au milieu de la communauté et de lui rappeler qu'elle lui est indispensable. Ou du moins qu'elle peut l'aider à plus d'une occasion. Beaucoup de citoyens iraniens se posent néanmoins des questions face à ce "régime" et via le dispositif de Bassidji, le film, font entendre leurs voix. Trois dignitaires Bassidji essaieront d'y répondre avec la plus grande franchise et précision possible. Choc de deux cultures qui s'ignorent mais surtout qui s'effraient mutuellement : pour les Bassidji le jeune peuple iranien est embrigadé par la culture américaine ; pour ces derniers les Bassidji représentent le vieux fantôme réactionnaire d'une époque guerrière et avilissante, celle là-même dont les jeunes ne veulent plus entendre parler.
C'est sûrement cette section du film qui délivre le plus de réponses sur l'intrication des pouvoirs et des opinions en Iran. Rapprocher ces deux parties du pays était la mission avouée de Mehran Tamadon et même si cela ne peut se faire, pour le moment, qu'à travers quelques échos de voix dans une radio - proximité des voix amenant la discussion mais toujours une certaine distance physique de sécurité - on pourra ainsi appréhender les difficultés mêmes à nouer le dialogue entre les générations et les modèles du pays. Sur la question princeps et typique du voile, qui reviendra souvent dans le film comme pour illustrer des conceptions du vivre ensemble qui ne peuvent plus fonctionner communément, la réaction des Bassidji intriguera. Parfois blessants dans leurs réponses, naïfs, encadrés dans leurs principes. Le voile étant un fondement de l'Islam la personne résidant un pays islamique ne pourra remettre sa fonction en cause. Pourtant un enfant de l'Islam ne se verra pas donner le choix : rhétorique simpliste et bourgeoise de l'Occident qu'un Bassidji n'arrivera pas à comprendre. Quand on visera la métaphore par la voix d'une jeune iranienne d'un voile intérieur que tout le monde se doit d'avoir les Bassidji, là encore, acquiesceront doucement mais éluderont la question. La croyance va avec les principes et on ne peut retirer l'un de l'autre. Mehran Tamadon, souvent mis en scène dans son film, jouera le rôle de transition entre la France et l'Iran (il vit en France depuis des années en athée) et permettra à un peu du spectateur d'entrer dans le film et de converser avec les Bassidji. Cet avatar expliquera donc, trivialement mais avec un esprit pratique qu'on ignore souvent quand on évoque la question du voile, qu'il n'a pas besoin d'un voile pour ne pas désirer une femme. Parfois, l'homme est soumis à la tentation, mais c'est le contrôle intérieur qui voilera le désir. Les Bassidji, souvent spirituels et très peu avares en métaphores et en illustrations, voudront comprendre : comment, physiquement, renonces-tu à ce désir ? Classique question de vie et pourtant représentative d'un paradoxe très moderne : par les principes qui nous ont toujours été imposés nous avons nourri notre croyance (que nous ne voulons pas perdre) mais comment vivre dans le monde d'aujourd'hui avec ces principes qui ne correspondent plus à la réalité ? Comment leur trouver une utilité, une vérité profonde ? Le peuple iranien s'interroge mais, grande puissance communiquée par le projet même du film, les Bassidji s'interrogent aussi.
Instructif, didactique, Bassidji ne manque pas de qualités qui permettront de s'immiscer discrètement dans la scène politique iranienne, de (commencer à) comprendre ses jugements sur l'extérieur et les difficultés du pays à se retrouver aujourd'hui entre modernité mondiale et un besoin irrépressible d'aspirer à la croyance, à laisser quelque chose de plus grand entrer dans sa vie. Un questionnement fort reste et hante le film : les yeux des iraniens sont beaux car ils ont appris à pleurer. D'une réflexion implacable les Bassidji répéteront les histoires de guerre aux enfants dans le but avoué de les émouvoir et utiliseront tout ressort émotionnel pour justifier leurs actions, dans ce qu'elles peuvent avoir de plus désintéressées mais également de plus mortifères. Bras de fer générationnel inquiétant, on ne pourra s'empêcher d'y voir une certaine prise d'otage des jeunes générations par leurs aînés via la promulgation d'une sensiblerie comme nous pouvons le vivre parfois nous aussi, notamment via le prisme du cinéma et de la mise en scène. La mort, la blessure, la perte, tant de représentations verbales ou imagières amenées à émouvoir. Si tu es ému tu me comprends et nous sommes donc plus proches toi et moi que nous ne l'étions hier. Mais si je ne suis pas touché, qu'est-ce que cela apprend sur ma propre humanité ? Et si tes histoires me convainquent et me font pleurer les disparus, me font me sentir proche de toi, jusqu'à quel point puis-je me permettre de me rapprocher avant que tu ne me racontes les mêmes histoires tout en espérant susciter chez moi une nouvelle émotion : la rage peut-être, la haine, là où hier tu ne voulais parler que de peine.