Revoir Blade Runner et se laisser emporter par son incroyable densité, sa capacité hors norme à happer le regard dès la première image croisée. En silence sur les glissades de la meilleure Bande Originale de Science-Fiction de tous les temps, plonger dans son monde chaotique, nocturne, humide, étouffant et fuyant de toute part, illuminé, protéiforme et terminal, si dérangeant qu'on a pu croire qu'il ne racontait rien.
Revoir Blade Runner et comprendre à nouveau qu'il reste au sommet de la montagne trente ans plus tard, qu'il dépasse même l'insistance de Ridley Scott à torturer tout le monde pour obtenir sa vision d'un monde dystopique de Comics noir à la fois futuriste (Syd Mead, Moebius, Bilal, Metal Hurlant) et rétro-futuriste (transformation de décors classiques du Film Noir). Ses acteurs à la présence énigmatique, tapis derrière l'énorme machinerie, ressentent, fusionnent avec les âmes sombres et poétiques qui hantent les lieux. Son enquête qui ne dit rien et tout à la fois, d'une beauté noire fascinante qui transpire de chaque plan, explore délicatement le sens de la vie émergeant de la machine jusqu'à questionner nos origines par les sens, monolithe filmé déployant sa puissance jusqu'à l'ultime lâcher de colombe argenté.
Revoir Blade Runner et voir un homme ou ne voir que des androïdes perdus qui s'entretuent dans une ville fourmilière ne formant qu'une seule âme, sans un seul individu épanoui. Ville imaginaire si vivante et inexistante à la fois, reflet lointain où des gens clonés libèrent les effluves d'un monde inconnu peuplé d'étrangers fantastiques. Aimer la pertinence de sa vision du futur sous ses tonnes de tubulures, de câbles, de lumières, de fumées et de crasse engoncés les uns sur les autres, inondés d'une épaisse pluie nocturne, jusqu'à la perfection du plus infime de ses costumes. Traquer le moindre détail de l'image pour se baigner toujours plus dans sa beauté formelle et narrative, où chaque néon, chaque scintillement éveille les sens et chaque accessoire semble avoir vécu là des siècles. Choyer toujours plus le cocon douillé de l'appartement de Deckard, ses colonnes aussi rassurantes qu'écrasantes, son salon dépourvu de sol fait de couches en suspension étalées jusqu'au sofa informe si accueillant, ses écrans tagués illisibles capables de zooms improbables dont le moindre tintement est familier. Contempler à nouveau le coucher de soleil depuis la pyramide Tyrell, la beauté androïde de Sean Young, la profonde et subjuguante tristesse mélancolique d'Harrison Ford, l'athlétisme sensuel de Joanna Cassidy, le fol éclat cybernétique de Daryl Hannah, la fragilité humaine de William Sanderson et la flamboyante présence de Rutger Hauer, prédateur ultime, suprême et fragile tank félin à la sensibilité charnelle.
Revoir Blade Runner et mourir devant sa perfection, sa profondeur thématique distillée avec tant de beauté et d'unité, explorer le fruit d'un travail d'équipe acharné fourni jusqu'au bout de l'épuisement, un effort de production titanesque rempli par des artistes en partie conscients de concevoir une œuvre charnière qui n'a toujours pas été approché depuis.
Revoir Blade Runner et ne jamais voir les doublures cascades, voir une ville et non le Millenium Falcon. Le revoir pour le vivre encore, et encore.