On a beau s’y replonger encore et encore, année après année, se dire que cette fois c’est la bonne et que nos clefs ouvriront toutes les portes, le mystère (de) Blade Runner demeure intact, fascinant et obsédant. Le film de Ridley Scott est un choc total, une œuvre unifiée par son désordre, humaine par ses machines, sensitive par ses architectures futuristes et froides ; c’est qu’elle repose sur le principe d’élévation, capturant d’abord son protagoniste principal dans les rues grouillantes de Los Angeles pour le laisser à terme sur un toit, à bout de souffle. Le polar noir digne du cinéma hollywoodien des années 40 mute ainsi, pendant près de deux heures, en une parabole sombre et tourmentée sur la Création, thématique essentielle au cinéma de Ridley Scott et que l’on retrouve, de façon explicite, dans ses trois volets de la saga Alien. Le récit, perturbé par l’étirement de la traque et l’irruption d’une romance amoureuse impossible, travaille la matière biblique par ses citations et ses symboles qui s’avèrent indissociables du reste.
Là se tient certainement la plus grande réussite du long métrage : rendre homogènes le fourmillement des êtres et l’entassement des cultures, toutes atrophiées et réduites à ce qui aguiche, des enseignes chinoises aux publicités Coca-Cola. Blade Runner peint un microcosme qui représente le point paroxystique de l’intégration culturelle, la fusion des influences en une densité visuelle et texturale remarquable qui dégoûte et enivre à la fois. La ville est une Babylone ultramoderne, les femmes sont dégradées à l’état d’objets de désir et de performance, les hommes sont des justiciers taciturnes qui se noient dans l’alcool. Le cinéaste radicalise deux clichés du film policier et tire de la désincarnation excessive un regain de vie et une profondeur sensible. Comme s’il fallait que les personnages soient vidés de tout pour avoir accès à leur essence. Perdus dans un dédale de rues et d’espaces en état de délabrement, ils essaient d’oublier le fardeau de leur propre artificialité en appliquant une mission. Leur crise identitaire, qui concerne aussi bien les Nexus que Rick Deckard lui-même, s’enracine dans une question existentielle universelle et fort simple : comment l’humain, capable de fonder des cités millénaires, de créer des œuvres qui résistent au temps, peut-il comprendre et accepter sa propre mortalité ?
Il y a toujours en eux cette tension entre une aspiration démiurgique à agir sur le monde et une impuissance à se conserver. Aussi la dynamique d’ensemble est-elle une montée vers la connaissance – « cogito ergo sum » –, jusqu’à rencontrer le Créateur qui n’a aucune réponse à apporter. On l’aveugle. On lui crève les yeux comme on brise le miroir de l’âme. Mais rien n’advient de la destruction, sinon la conscience de sa finitude. Le moyeu autour duquel gravite le film est, comme souvent chez Scott, le Néant. Rarement il nous aura à ce point collé à la peau, telle une poisse qui nous contamine de l’intérieur en nous laissant entonner le blues urbain, l’une des merveilles que signe ici Vangelis. Blade Runner est une œuvre unique qui nous marque à vie et nous échappe pourtant, un chef-d’œuvre de son auteur qui livre une adaptation personnelle du roman de Philip K. Dick.