La vie sans la vue
Pour son premier film, Eskil Vogt, scénariste de Joachim Trier et du très beau Oslo, 31 août, s’offre un sujet en or. Potentiellement passionnant mais particulièrement casse dent. Retranscrire la...
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le 1 mai 2015
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Principalement connu pour être l’un des co scénaristes d’Oslo 31 aout, Eskil Vogt s’essaye à la réalisation par le biais d’un métrage original sur les pérégrinations imaginaires d’une femme souffrant de cécité. Se heurtant à la tournure de sa nouvelle vie, elle décide donc de se créer un monde, presqu’à la frontière du réel. Avec Blind, nous ne sommes pas dans Still Alice, qui s’évertuait à schématiser le handicap et sa désocialisation du monde extérieur. Au contraire, Blind est une dualité où les dangers propices au handicap se ramifient dans les pouvoirs de la pensée. Et au lieu de subir son altération, elle en joue pour aller vers un univers sans limite, offrant alors des perspectives intéressantes à l’œuvre d’Eskil Vogt, mais tout en restant dans un réalisme terre à terre.
Isolée, restant cloitrée chez elle, par honte ou par hantise du monde qui l’entoure, Ingrid s’assoit chaque jour devant sa fenêtre dans l’attente du retour de son époux. Elle boit son thé, écoute de la musique, ou pianote sur son ordinateur. Dans ses pensées, ponctuées par une voix off omniprésente mais qui ne nuit jamais à la force intrinsèque des images, Ingrid essaye de se rappeler certaines formes, telles que des arbres ou des couleurs. C’est à partir de ses journées mornes et ennuyeuses, qu’elle se mettra à penser à mari, à essayer d’imaginer ce qu’il fait de ses journées, s’il la trompe. C’est là que Blind tire sa force, voir comment l’imagination peut combler le défaut de la réalité à travers la simple étude de caractère.
Eskil Vogt ne victimise jamais son personnage, dramatise jamais son récit qui s’avère être anti spectaculaire au possible, étant la simple mosaïque de moment de vie. Original sur bien des points, par sa capacité à se courber entre le chaud et le froid, entre drôlerie potache (un peu sordide) et intimité érotisée (insert de séquences porno un peu longuettes), Blind se joue avec malice des codes de la perte d’un sens. A l’instar du dernier film de Joachim Trier et sa mise en scène douce et esthétique, Oslo redevient le siège d’une solitude, d’un bilan existentiel, voire même de plusieurs ; solitude qui interfère au travers des doutes contemporains comme ceux de l’apparence, du plaisir, de l’addiction ou celui d’être une entité dans un couple moderne et sa sexualité.
C’est alors qu’on s’insère de plus en plus dans les songes d’Ingrid, on regarde son imagination, où s’incorpore plusieurs personnages, qui vont « côtoyer » son mari de près ou loin telle une amante ou un ancien ami solitaire (accroc à la pornographie) ; qu’elle dirige avec des tics de narration (bâillement, verre de vin) ou des indices de la frontière avec la fiction, où alors il sera difficile de déceler le vrai du faux, du rêve ou du cauchemar, de l’envie ou de la répulsion. Blind, malin, outre le fait d’avoir un regard émouvant et lucide sur le handicap pris dans le contexte et le quotidien de notre société, est aussi et surtout le portrait d’une femme dont le reflet se dérègle par le visage d’autrui, la confiance écornée d’une femme dans sa sensualité mais où la perte de la vue n’est en aucun cas la disparition de l’autonomie de l’esprit.
S’attelant à multiplier les divergences visuelles, Blind ressemble parfois à s’y méprendre à Eternal Sunshine of the spotless mind par sa fluctuation des décors, à sa ponctuation des lieux, même si le style Vogt n’a rien à voir avec la poésie et l’artisanat d’un Gondry. Dans ce monde des songes, Vogt ne joue jamais la carte de l’onirisme. Le film préfère nouer ses enjeux autour d’une fausse réalité proche, dévisagée par les simples hantises d’une femme, prise au dépourvu par le handicap, qui voit sa capacité à être femme aux yeux de son mari, se déraciner petit à petit.
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le 5 avr. 2015
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