Blow Up fait partie de ces œuvres qui bousculent le cinéma autant dans sa forme que dans son appréhension. Palme d’Or au Festival de Cannes en 1967, l’œuvre de Michelangelo Antonioni répond à cette volonté de transfigurer le cinéma, et ses codes, pour amener le spectateur à réfléchir sur la réalité de l’image et par-delà à sa propre réalité. Blow Up est une illusion qui repose sur la confrontation entre l’homme et la technique qui modifie la perception du temps. Thomas (David Hemmings), photographe de studio, arrête le réel par le biais de la captation photographique lors d’une sortie dans un parc dans lequel il s’intéresse à deux amants. Une fois la pellicule développée, cette scène d’amour se transforme en une scène de meurtre par le biais des modifications techniques. L’agrandissement des détails amène la réalité à ne devenir que des formes abstraites qui renvoient à la nature des tableaux de Bill (John Castle), peintre contemporain partageant le studio. La réalité se frotte alors au problème de l’unicité du point de vue : Thomas photographiant des amoureux ; la photographie renvoyant à un meurtre ; Antonioni apportant son propre regard par le biais de sa caméra qui guide le spectateur ; le spectateur qui choisit de croire ou non à la thèse du meurtre.
L’œuvre se clôt justement sur cette question de la croyance en l’image. Le groupe de jeunes marginaux qui ouvrait également l’œuvre réapparait autour d’une des scènes les plus signifiantes sur la place de l’image. Grimés en mime, ils entament une partie de tennis sans aucun équipement. L’absurdité de la situation se métamorphose néanmoins en une forme de réalité par la croyance mise par les acteurs. En effet, le collectif entre dans le jeu en suivant la balle invisible des deux « joueurs ». Cette notion de groupe modifie alors la position individuelle de Thomas, incrédule, en la rendant marginale. Antonioni accentue ce changement de perception en ajoutant le son d’une véritable partie de tennis et en suivant la balle invisible avec sa caméra. Il prend alors pleinement son rôle de réalisateur en offrant aux spectateurs une altération de la réalité par le biais de l’image : il donne littéralement vie à l’action. L’adhésion de Thomas se matérialise enfin par le ramassage d’une balle. Le réalisateur italien pense la croyance, notamment celle en l’interprétation, comme une valeur performative. Néanmoins en créant ainsi une réalité irréelle, il pose la question de la véracité du meurtre puisque la solitude de Thomas dans le cadre à la fin met en lumière son échec à convaincre les autres personnages.
Ce manque d’implication d’autrui dans la paranoïa de Thomas met en avant une autre originalité du traitement scénaristique de Blow Up : la notion d’événement ou de non-événement. Le personnage de Thomas ne s’inscrit pas pleinement comme la centralité de l’univers multiple de l’œuvre. Les autres protagonistes continuent à suivre leur propre trajectoire (cf. le dilemme sentimental de Patricia, la création artistique de Bill, la soirée arrosée de Ron). Fait rare, Antonioni jongle avec une archipel de personnages sans tomber dans la facilité du film choral et en gardant un regard mono-personnel. L’unité de l’événement majeur du film, le meurtre, n’a ainsi d’intérêt – et donc de prééminence – que pour les acteurs qui y participent : la victime, le(s) meurtrier(s) et le témoin. Pour les autres, il s’inscrit comme un événement étranger à leur propre hiérarchie des évènements. Un constat qui se retrouve également dans la vie même de Thomas qui troque subitement sa paranoïa (extraordinaire) pour coucher avec deux jeunes filles (ordinaire). Bow Up, auquel on pourrait reprocher une lente mise en place, trouve justement sa force dans son traitement de la temporalité du quotidien de son personnage en montrant l’irruption de l’événement (le soudain) dans le non-événement (le quotidien).
La non-implication dans l’histoire de Thomas par les autres protagonistes fait écho à la société anglaise décrite par Antonioni. Dans ce Swinging London, la société est partagée entre deux dynamiques. D’un côté, une mobilisation pacifiste et utopique – esquissé au travers d’une manifestation contre le nucléaire – ; de l’autre, un délitement des consciences par un rejet psychédélique de la réalité (musique, drogue, sexe). Cette dualité se retrouve néanmoins dans une société de l’image caractéristique des années 1960. La réalité ne prend corps que par et pour l’image qui remplace la parole et l’écriture. Cette dernière joue un rôle central dans la construction des significations du réel – le meurtre ne trouve une existence que par le prisme de la photographie – et dans la construction de la vie sociale – les femmes se divisant sur la question de l’acceptation ou le refus de l’image –.
Blow Up est, enfin, une œuvre initiatique en suivant le parcours de Thomas souhaitant passer d’un photographe « alimentaire » (faire des photographies de mode sans plaisir et émotions) dans un studio qui annihile tout possibilité de spontanéité à un « vrai » photographe qui se concentre sur la structuration du temps au travers d’un recueil avec des sujets « graves » (sa nuit dans un asile). Antonioni pose les jalons de compréhension d’un art moderne tendant toujours plus vers l’abstraction, de l’incompréhension des « gribouillages » de Bill aux pointillismes des agrandissements des photographies. Il finit d’ailleurs par devenir un point évanescent dans le cadre du réalisateur lors de la dernière scène perdu dans une immensité verte. Thomas transcende ainsi sa notion de l’art en voyant la création non pas comme une finalité (la mode) mais comme une création en soi et pour soi. Le sens, notamment celui qu’il donne à sa photographie, est forcé justement par son besoin de sens.
Blow Up est une œuvre riche qui devient l’emblème même de l’époque dans laquelle elle s’inscrit. Elle signe la magnificence d’un cinéma comme socle d’une certaine philosophie de l’image. Avec Blow Up, Antonioni apparaît comme une sorte de magicien de l’image créant le réel en montrant justement ses failles.