Après l'expérimental Eraserhead, Blue Velvet est le premier film où David Lynch s'essaie au récit déconstruit et fantasmé, genre qu'il poussera à son paroxysme dans ses productions ultérieures. C'est aussi le premier film où apparaissent, en flashes presque subliminaux, les images obsessionnelles, les leitmotivs, qui constitueront autant de variantes de sa signature dans les créations futures - un rideau rouge, la flamme d'un briquet, un incendie ...

Tout commence pourtant de la façon la plus paisible -avec des couleurs flashy, très peu caractéristiques de l'univers de Lynch (apparemment du moins) et les images "idéales", aussi idylliques qu'ennuyeuses, d'une petite ville américaine : les pompiers, dans leur beau camion jaune avec beau chien blanc, sourient et saluent le spectateur, les policières municipales font traverser des enfants très sages, la télévision est allumée en permanence, les roses sont en fleur (celles d'American beauty ?), les publicités font l'apologie de la ville et de produits divers (des tronçonneuses toutefois), on arrose des pelouses impeccables ...

Mais il y a un premier bug : le père de famille arrose donc sa jolie pelouse; cela commence comme "l'Arroseur arrosé", un tuyau coincé, et cela se termine tragiquement dans les tuyauteries d'hôpital. On peut alors entrer dans le cauchemar, via le conduit interne et très noir d'une oreille découpée.

On trouvera, sur Internet et ailleurs, maintes critiques, maintes gloses tentant de décrypter le film, de façon aussi approfondie qu' oiseuse - et le plus souvent assez vaine.

En réalité (à mon humble avis) l'argument du film, le scénario (l'idée de scénario plutôt) me semble extrêmement simple. D'un univers idéal et ennuyeux, on passe, quasiment sans transition, à travers les yeux du seul héros, à un univers infernal - avec sexe, crime et noir absolu. Les petits pavillons rutilants (dont les couleurs et la disposition m'ont fait penser à l'étonnant décor de Tim Burton dans Edward aux mains d'argent) font place à des immeubles obscurs, avec escaliers tortueux, dans des zones incertaines et glauques.Les couleurs deviennent sombres, transpercées par des éclats et des taches récurrentes de rouge, ou par les fulgurances du velours bleu nuit (celui qui ouvre le film et lui donne son titre).

Scénario très simple donc : traversée du miroir et envers du décor.

On pourrait (mais cela en vaut-il la peine ?) trouver des correspondances flagrantes entre les personnages des deux univers : le père inoffensif et le tueur psychopathe, père de substitution, incarné par Dennis Hopper; la gentille fiancée innocente et la vamp sulfureuse, entre sadisme et masochisme et sexe fou et confusion avec l'image de la mère; la bande du tueur et les amis du rival en amour ou encore les amies lycéennes de sa copine et les horribles maquerelles de l'univers parallèle; le futur beau-père policier et l'homme à la veste jaune, qui occupe son bureau tout en fréquentant l'univers interlope des gangsters et accessoirement surveille le héros et ses relations ... Les deux univers se croisent, c'est bien pratique, à chaque fois que la situation risque d'être un peu trop compliquée pour le héros - la poursuite à haut risque par le gang Hopper, muée en poursuite par les amis du fiancé rival, eux-mêmes interrompus par un retour à la fiction et l'apparition aussi nue qu'inattendue à ce moment d'Isabella Rossellini.

Les risques encourus sont donc, au bout du compte, très limités ; on est dans le rêve et dans le cinéma - et le héros (David Lynch en autoportrait sous les traits de son double, Kyle Mac Lachlan ?) peut ainsi se montrer tour à tour pervers (il est à la fois voyeur, bourreau puisqu'il n'hésite pas à cogner surr Isabella Rossellini dans une scène d'amour fantasmée), lui-même victime (mais jamais très longtemps) et héros - lorsqu'il abat d'une balle en pleine tête l'horrible psychopathe (la mort du père fantasmé qui peut dès lors peut réapparaître sous sa forme la plus ordinaire).

L'envers du décor, baigné par les vagues de l'orgue d'Angelo Badalamenti ...

Dans ce canevas, très souple, la place accordée à l'improvisation me semble avoir été considérable, de façon assez évidente pour tout le texte de Dennis Hopper, encore plus évidente, avec le passage chez Ben, au coeur de l'histoire (mais avec quelle signification ?), en partie réussi (l'improvisation du playback par Dean Stockwell avec micro absurde), en partie pesante, avec des dialogues rapidement en boucle et sans réel impact.

Restent une ambiance , une tonalité qui aujourd'hui encore parvient à surprendre, à inquiéter, à sidérer et plusieurs scènes fortes, parfois outrées mais marquantes : la scène d'amour, de quasi viol, à la ventoline, les deux cadavres (l'un assis, l'autre debout et frémissant encore) dans l'appartement sinistre, la découverte des scènes à travers les lattes de l'armoire, l'apparition dénudée de la vamp ...

Toutes ces expérimentations seront prolongées, développées, approfondies et maîtrisées de façon flamboyante dans les oeuvres à venir - notamment Lost Highway et Mulholland Drive.
pphf

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