I'm an ordinary woman. I didn't think such violent things could
happen to ordinary people.



Dans cet extrait de la confession silencieuse que Laura fait à son mari, tous les choix qui font de Brève Rencontre un chef d’œuvre du drame passionnel sont explicités. La passion amoureuse, engluée dans un mythe séculaire, chargée au fil des œuvres par tout un décorum, retrouve dans ce récit un éclat qu’on lui connait rarement : celui de l’authenticité.


Pour ce faire, David Lean prend à bras le corps une trajectoire amoureuse qui, paradoxalement, ne brillera jamais autant que lorsqu’elle sera reléguée au second plan. Puisqu’il s’agit d’un amour adultère, traitons-le comme tel.


La séquence d’ouverture, tout simplement déchirante, projette le spectateur dans ces abimes du non-dit. Au second plan d’un bistrot de gare, un couple se voit interrompu par une commère qui ne cessera de parler tandis que le train de l’homme le contraint au départ. Des regards, une panique contenue, des silences nous donnent la mesure de ce qui se joue. Une main posée sur une épaule semble confirmer un adieu. Cette scène sublime (que va réécrire assez majestueusement Todd Haynes dans l’ouverture de Carol) est à l’image de tout le récit à venir : Laura se confie à son mari, face à lui dans leur salon, mais en voix off. Les amants ne se voient que subrepticement, et le va et vient des trains rythme une idylle vouée à ne jamais connaitre un quai d’attache ; et face aux autres, la passion est inévitablement souillée par la médiocrité de ce à quoi on pourrait la résumer : un si banal et prévisible adultère. Au premier plan, dans le bistrot, les marivaudages de la tenancière ou de sa petite serveuse semblent des échos tristes à l’amour pur qui se joue en secret dans les alcôves : ceux qui peuvent se contentent de jeux un brin grossiers ; ceux à qui c’est interdit voient leur destin chavirer.


Qu’opposer à cela ? La voix d’une femme amoureuse, et le regard en totale empathie du cinéaste sur des acteurs d’exception, capables d’incarner ces ordinary people avec une authenticité bouleversante. En un geste, le médecin ôte une escarbille de l’œil de Laura, et lui rend la vue : chaque moment vécu ensemble aura l’intensité indélébile et l’urgence d’un paroxysme : avoir pu se croiser entre deux trains, déjeuner, voir au cinéma à quel point on ne sait pas appréhender les « Flames of Passion ».


Reste à savoir comment vivre : avec quelle lucidité contempler sa propre dérive, avec quel regard reprendre contact avec le mari, les enfants, le réel. C’est là le point culminant du drame : ne pas s’achever, comme prévu, sur les adieux superbement ratés sur un quai de gare, mais ménager cette fausse confidence au mari. La tendresse de la voix off de Celia Johnson, l’échange ambivalent qui clôt le film disent autant le sacrifice que le retour d’une forme de raison : pour que la beauté perdure, il fallait lui laisser l’éclat de l’éphémère. Et cette sagesse colore la passion d’une grandeur nouvelle, permettant à l’épouse de devenir, en silence, une héroïne.

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le 2 mars 2017

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Sergent_Pepper

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