Brødre vs. Brothers, critique lacunaire

Je suis fâché avec les remakes. Et là j'ai l'impression d'avoir trouvé un exemple assez fort de ce qui me fâche avec "Brødre", film danois de Susanne Bier, remaké en "Brothers", film américain de Jim Sheridan. Voilà donc un exemple parfait du remaniement à la Hollywood, une fois qu'on a passé la trame, le jeu des comédien-ne-s et l'intention (pour ne pas dire la nécessité) au lave-vaisselle. Le pire étant que je ne trouve pas l'original particulièrement subversif. Mais visiblement, c'était trop quand même. Il y a beaucoup à dire sur cette adaptation, mais j'avais envie de revenir sur deux points.

C'est que, j'avoue, j'en ai marre qu'on me prenne pour un enfant de quatre ans en permanence. J'en ai marre qu'on gomme systématiquement toutes les aspérités qui sont les raisons pour lesquelles je regarde des films de cinéma. J'ai envie d'être surpris, de ressentir des émotions. Voire même d'être heurté ou malmené. Au sujet d'être constamment pris pour un enfant de 4 ans qui ne sait pas se débrouiller face à des images, c'est intéressant de voir comme les personnages des enfants sont traités dans les deux films. La place qu'on leur donne. Dans le film danois, les deux gamines sont des personnages secondaires. On remarque même que, quand elles s'expriment, l'amorce de leur phrase est filmée, puis la caméra se tourne assez vite vers les adultes, pour observer leurs réactions, parce que c'est précisément là que se situe l'enjeu du projet. C'est la merde des adultes qui compte, et la caméra n'est pas suffisamment impudique pour surligner sans arrêt la souffrance des deux gamines, pour nous montrer comme c'est mal de faire souffrir des enfants et nous arracher un sentiment d'indignation. En revanche, dans le film américain, les deux gamines ont des premiers rôles, ou plutôt ont des rôles qu'on pourrait qualifier d'équivalents par rapport à ceux des adultes. On les filme davantage, on observe leurs réactions à la loupe (mention spéciale à Bailee Madison qui est d'ailleurs bluffante). Est-ce pour nous permettre de nous identifier à ces petites filles ? Si c'est l'invitation qui m'est faite, je la décline sans regret : c'est non, mes problèmes d'adulte se situent plutôt du côté des problèmes des personnages adultes du film, et je n'en ai pas peur. Je n'ai pas peur de me confronter à la merde de leurs existences d'adultes parce que c'est aussi ce que je vis. Quoi qu'il en soit, même si j'en avais peur, je voudrais qu'on cesse de me mettre la main devant les yeux à mon insu. Je n'ai pas besoin qu'on me colle deux gamines dans les pattes pour comprendre ce qui va me choquer, ou ce qui va m'attendrir. Si l'invitation à s'identifier était bien celle-là, soit celle de me faire régresser et raviver mes peurs enfantines face à des adultes qui se déchirent, je trouve que c'est une insulte à mon intelligence et à mon expérience.

Bon, les gars, j'ai trouvé. On lave le film de toutes ses impuretés. C'est ça qu'on va faire. Mais on va le faire d'une manière complètement retorse. En incluant davantage la souffrance des enfants, pour que ça soit plus tire-larme cradingue, mais en nettoyant une bonne partie de la crasse des parents, l'air chagrin des deux gamines nous aidera de toute façon à comprendre que c'est moche, ce qui se passe.

Je continue avec le deuxième point : il me semblait intéressant de voir comme l'espace et les corps sont traités. Comme dans le film danois on est face à une matérialité de la lumière, des objets, des peaux, des paroles et des cris, et comme dans le film américain tout cela est atténué avec la distance nécessaire. La bonne distance. Faudrait pas voir à ce que ça nous dérange trop trop non plus, quand bien même il est question d'éclater quelqu'un à coups de barre de fer. Je me faisais cette même remarque en regardant American Nightmare par exemple, ce sera une longue parenthèse mais elle s'applique aussi au "Brothers" américain : c'est incroyable de voir comme on peut faire un film sur l'espace (l'enceinte close d'une maison) et les déplacements de plusieurs corps à l'intérieur de cette maison-piège sans jamais filmer ni l'un ni l'autre (c'est même étourdissant de constater comme ces déplacements sont plats, sans ressort, sans nervosité, alors qu'on a une bande de psychopathes au cul). Ni espace, ni corps. C'est fou d'essayer de nous faire croire au mal, à ce qui fait mal, à ce qui saigne d'une plaie béante ou à un corps qui sue, sans jamais filmer des peaux. En faisant l'économie de nous montrer des efforts, sauf au moment d'hystérie programmé où la musique fait crin-crin (parce qu'en plus on imagine bien que sur quelques heures où notre vie est en jeu, on alterne de manière proportionnelle entre des moments de calme olympien puis DES CONVULSIONS DÛES À LA PANIQUE, super plausible). Ne pas filmer des peaux, ne jamais filmer des corps, encore moins des espaces. Comment peut-on tenter de nous faire comprendre qu'un labyrinthe sombre est rempli de dangers sans jamais le filmer ? Sans jamais dépasser le regard subjectif d'un misérable spectateur-voyeur bringuebalé d'avant en arrière, puis à droite et à gauche ; sans, une seule fois, proposer au regard l'angoisse d'une perspective inhospitalière, un vide, une absence, un trouble. Un temps pour la pensée, pour le doute. Jim Morrison a écrit : "il y a le connu et l'inconnu, entre les deux il y a la peur". Le genre de phrases que j'aimerais voir encadrée sur tous les bureaux de scénaristes hollywoodiens. N'est-ce pas possible de dépasser l'incursion furtive d'un corps étranger qui fait bouh pour nous filer les jetons ? Ce conflit dont parle Morrison, cette friction délicate entre ce que nous connaissons et ce que nous ne connaissons pas, n'y a-t-il pas moyen de lui donner un peu plus d'épaisseur ? En mêlant les deux d'une façon un peu plus inventive, par exemple, en lui donnant du temps et de l'espace. C'est bien la pensée que le mal s'est installé qui fait peur, l'idée d'infection d'un lieu qui angoisse, pas le fait qu'il fait un passage flash-éclair en disant coucou le voilà ! L'impression d'abstraction spatiale qui me fait tellement peur dans Shining provient du fait que Kubrick se les coltinent, ces espaces. On en prend toute la mesure, de pièces en pièces en couloirs en paysages enneigés, à tel point qu'il est impossible d'en garder quelque mesure que ce soit, ou d'y trouver le moindre repère. Un labyrinthe tout au long du film, sans avers ni revers, mais où le mal est partout, parce qu'il hante chaque recoin, ou qu'il vous poursuit avec une hache. Un infini implacable, sans repos possible. Brothers et American Nightmare fonctionnent presque comme des huis-clos (l'impression d'enfermement domine dans les deux films, et est même une composante pour un élément capital des deux histoires). Mais l'idée d'enfermement et de labyrinthe semble vouloir se développer, ici, de manière proprette, ordonnée, comme si le cadre n'avait pas d'importance. Comme si l'espace alentour ne proposait pas le moindre recul ou ne contenait pas la moindre menace. Non, tout se joue à la distance d'un bras. Tout est braqué sur une situation et le reste devient intangible. Même si un personnage crève un peu plus loin, on l'oublie, on y reviendra plus tard, la tension qu'on pourrait créer entre les deux situations semblent d'un coup appartenir au domaine de la jonglerie quand on est manchot. On a saisi que les personnages devaient se subir les uns les autres, c'est suffisant, fin de l'intérêt que nous porterons aux alentours. Ouvrir un regard plus large et plus détaillé sur les conditions de leur rassemblement n'est pas nécessaire, créer des situations conflictuelles entre des choses advenant au même moment, c'est trop compliqué. Donner au spectateur l'impression qu'il est face à quelque chose de plus vaste, lui laisser de l'espace pour reconnaître ses propres peurs, quelles qu'elles soient, non et non, trop compliqué pour sa cervelle de bouffeur de pop-corn. Voilà ce que je considère comme une deuxième insulte à mon intelligence : ne pas me faire suffisamment confiance pour apprécier et redouter le temps et l'espace, et tenter de m'occuper à tout prix par des moyens de divertissement monosyllabiques, banals et racoleurs.
Jin
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le 11 nov. 2013

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