Budrus
Budrus

Documentaire de Julia Bacha (2010)

Depuis la création d’Israël en 1947, de nombreux affrontements entre Israéliens et Palestiniens sont apparus de manière plus ou moins localisée. Nous allons nous intéresser à un conflit local qui a cependant eu des répercussions plus larges. Il s’agit des manifestations opposant Budrus, un petit village palestinien, à l’armée israélienne qui, depuis 2002, tente de construire « une barrière de sécurité » tout autour de la Cisjordanie pour se prémunir des intrusions palestiniennes. Il ne fait aucun doute que la question israélo-palestinienne est un des sujets majeurs des cinquante dernières années, notamment à cause de la durée et de l’intensité symbolique du conflit. En effet, dans seulement quelques kilomètres carrés se trouve le lieu de départ historique de trois des plus importantes religions contemporaines.
Pour traiter cette thématique nous allons nous intéresser au film Budrus relatant les protestations qui ont eu lieu dans le village du même nom, et tenter de voir en quoi il peut être regardé comme un manuel de sociologie des mouvements sociaux.
Pour répondre à cette question nous allons voire que le film met en avant certains moments importants que l’on retrouve souvent dans l’émergence des mouvements sociaux. À savoir, l’injustice comme moteur du mouvement, puis la prise de conscience collective par l’action non-violente.



> La prise de conscience d’une injustice comme moteur du mouvement social



Le film de Julie Bacha met bien en avant le point de départ de la plupart des mobilisations sociales : « un contexte d’injustice (et) qui est perçu comme tel découlant sur une souffrance subjective » (Chimienti et al., 2009 : 136). En effet, les palestiniens sont directement atteints par l’action de l’armée israélienne. Leur propre village est destiné à être coupé en deux par une clôture qui dépasse largement les limites de la ligne verte, pourtant issue d’un accord international reconnu par Israël. L’État juif viole donc directement la propriété privée des palestiniens. L’impression d’injustice est renforcée, une fois la mobilisation commencée, lorsque les palestiniens sont attaqués physiquement par les troupes israéliennes.


Ce sentiment d’injustice entraîne une souffrance qui semble dépasser la souffrance physique. On le voit dans la mise en avant de l’émotion, que provoque chez les habitants l’arrachement d’une partie de leurs oliviers. Ces derniers portaient le nom de personnes du village. Les détruire était donc un acte d’agression physique et économique – les oliviers constituant une activité économique importante pour le village – mais également une agression symbolique forte. Cette souffrance subjective est celle que décrivent Chimienti et al. (2009 : 136) et qui semble bien présente à travers le film. Les palestiniens veulent obtenir « un bien qui ne se lit pas seulement du côté objectif de ce qui est demandé », ici le rétablissement du village tel qu’il était avant la clôture, « mais aussi du côté subjectif de la personne qui le demande : en tant qu’aspiration, celle-ci exprime quelque chose de la personne qui en est le sujet » (Hunyadi, 2003 : 51 dans Chimienti et al. 2009, 136). Autrement dit, les revendications des acteurs sociaux sont directement liées à eux au niveau personnel, subjectif et reflètent ainsi leur vécu de l’injustice à titre individuel. Cette aspiration, Julie Bacha la met très bien en avant dès le début du film avec une interview d’Ayed Morrar qui parle de ses espérances pour ses enfants. Ce concept de bien subjectif (autrement dit qui n’a des sens que pour les acteurs qui le désirent) est d’autant plus fort dans le film, que le porte-parole de l’armée israélienne — Doron Spielman — ne le comprend pas. Pour lui, l’action non-violente des palestiniens n’a aucun sens.


Ce sentiment d’injustice et de souffrance subjective va mener les villageois à une prise de conscience collective (Honneth, 2005) de leur situation — représentée dans le film par la première réunion publique dans le village. Dès lors, la souffrance devient collective et les villageois agissent en choisissant une stratégie : l’action par la non-violence.



> L’action non violente comme un choix stratégique conférant une légitimité au mouvement.



La non-violence peut être vue comme une solution de non-choix dans la mesure où le contexte n’offrait pas d’autres possibilités. Le déséquilibre des forces en présence n’autorisait pas le recours à la force (qui aurait été suicidaire pour les palestiniens) et l’absence de canaux institutionnels par lesquels passer ne permettait pas un recours classique à une autorité supérieure.


Le harcèlement non-violent des troupes semble cependant avoir un sens stratégique, non seulement en considérant que les autres choix sont impossibles ou ouvertement dangereux, mais également parce que la non-violence permet de donner une légitimité au mouvement — en se rattachant à un principe reconnu au niveau international — et ainsi de diffuser la souffrance vers d’autres acteurs (activistes israéliens contre le mur, associations internationales, télévisions, etc) (Chimienti et al. 2009, 137). Julie Bacha met l’accent sur l’effet déstabilisateur de cette stratégie et nous offre de nombreux exemples frappants : brouillage de la relation dominant-dominé en appelant amicalement un soldat par son prénom mettant le sexe comme une caractéristique partagée (lorsque les femmes du village interpellent le soldat israélien en l’appelant par son nom arabe : Yasmina), alliance avec des Israéliens, rester sans bouger alors qu’une partie du groupe se fait battre violemment. À cela, on pourrait ajouter l’union politique qui s’est créée entre la gauche nationaliste et le Hamas. Une alliance inattendue par Israël qui a longtemps soutenu les islamistes pour contrecarrer le nationalisme palestinien. Toutes ces actions permettent de renverser le rapport de dominants établi par les israéliens « civilisés » sur des dominés vus comme « sauvages », non organisés et désunis qu’il faudrait enfermer derrière « une barrière de sécurité ». Les palestiniens en agissant pacifiquement ne rentrent pas dans ce stéréotype utilisé comme justificatif par les israéliens, et brisent ainsi le rapport de force de manière symbolique.


En somme, le film nous montre comment un mouvement social peut se créer par l’injustice et la souffrance, mais également comment ce mouvement agit par un choix de circonstance, la non-violence, dans une situation où les acteurs sont démunis politiquement.
Parmi les critiques du travail de Julie Bacha, nous pourrions évoquer son approche trop rapide concernant la création du mouvement et l’accès à ses revendication : le film peut laisser à penser qu’une revendication est facile à mener lorsqu’elle semble d’emblée juste et bonne pour les acteurs qui la défendent. De plus, il faut garder à l’esprit que Julie Bacha en créant sa propre société de production – Just Vision – avait une conception engagée de son rôle de réalisatrice et productrice. Il est donc préférable, comme à chaque fois, de garder un esprit critique en visionnant ce film qui peut s’apparenter à une forme de propagande diffusant un « tool kit » simpliste de la rébellion.


Publication originale : https://topolitique.ch/2014/02/09/budrus-la-non-violence-dans-le-conflit-israelo-palestinien/



Références :



CHIMIENTI, M., Cattacin, S., Pétrémont, M. (2010). Des organisations impossibles ? Vulnérabilités et citoyennetés urbaines – une perspective comparative. Genève, Londres: Université de Genève, City University London.
HONNETH, A. 2005 [1995] The struggle for recognition : the moral grammar of social conflicts. Cambridge : Polity.

Salvor_Hardin
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le 16 nov. 2020

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