On mesure, au visionnage de Burning, le chemin parcouru par Lee Chang-Dong dans sa filmographie, et la maturité assez splendide dont il fait preuve dans ce nouvel opus. Adaptant une nouvelle de Murakami, le cinéaste poursuit quelques obsessions qui sont les siennes (le deuil, la douleur, la mémoire, le rapport au système), dans une forme toujours aussi ample (2h30, comme pour pratiquement chacun de ses films). Mais une certaine mue s’est opérée : Burning, contrairement aux promesses de son titre, est un film à combustion lente, presque neurasthénique, et dont l’intensité s’apprécie sur la durée. On est loin des crises explicites des personnages de Peppermint Candy ou Oasis : tout se joue ici dans le silence et le mutisme, dans une forme de solitude imposée et l’opacité – presque bressonienne à certains égards- de visages inaccessibles.
Sur ce point, le recours aux portraits est une des composantes essentielles du film : le visage un peu cassé et presque animal du protagoniste, celui fermé et fuyant de la figure du père, s’opposent à la beauté de la jeune fille et de son nouveau compagnon. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette ancienne camarade d’école rappelle d’abord à Jongsu, le protagoniste, qu’il l’avait à l’époque violemment insultée sur son physique : sa métamorphose en dit long sur l’inaccessibilité à la vérité des êtres. Jeune fille solaire, épanouie et spontanée, Haemi affirme l’insolence de sa beauté par la lumière : dans ces rayons rares qui viennent éclairer sa chambre et feront officie d’une véritable relique pour le protagoniste, ainsi qu’une sublime scène de danse au couchant, centre névralgique d’un récit voué à basculer dans l’obscurité.
Avançant à pas feutrés, indexé sur le mutisme passif de son personnage, Burning refuse toujours l’explicite. C’est d’autant plus intéressant que ce dernier se fantasme en écrivain, et qu’il se voit relégué au rang d’observateur face à une page qui reste blanche. Autour de lui, la vie surgit, et la plupart du temps, broie : c’est son père face au système, qu’on fait taire par la force, et l’idylle entre celle qu’il aime et un jeune homme qui allégorise toute la violence capitaliste : beau, riche, d’un sourire glaçant, regardant de haut un monde qu’il considère comme un buffet à volonté.
Le silence et la lumière : l’enquête de Jongsu ne dit pas réellement son nom, et désactive les attendus du thriller conventionnel. L’ambivalence provient aussi, bien entendu, de la provocation de son suspect, qui, du haut de sa toute-puissance, se plaît à disséminer des indices. Désabusé par l’excès de sa richesse, il a recours à un divertissement qui dit avec clarté la marche perverse d’une civilisation en plein déliquescence. « Brûler des serres », selon son propre aveu, éclaire ainsi d’une lumière vive l’ennui de celui qui n’a plus de désir à satisfaire, et, paradoxalement, dessine la promesse de phares dans la nuit que son rival va arpenter en courant. C’est là que se joue l’essentiel de l’œuvre : dans cette trajectoire opaque, cette recherche silencieuse qui, en un sens permet une écriture géographique du personnage, et par là de marquer sa présence dans le monde.
De ce fait, le dénouement brutal est peut-être de trop (et là aussi, rappelle les violentes décharges auxquelles peut conduire parfois le cinéma de Bresson), puisqu’il explicite ce qui était en sommeil, verbalise par les gestes ce qui relevait d’un duel silencieux d’une intensité singulière. Mais il n’efface en rien la présence vibrante de ce trio qui aura su exprimer la haine, le désir, l’amour, l’insouciance, la perversité et le manque dans un silence d’une rare incandescence.
(8.5/10)