Si le film est adapté d’une nouvelle (Les Granges brûlées d’Haruki Murakami) je ne peux m’empêcher de faire un lien immédiat avec William Faulkner, l’auteur favori du protagoniste Jongsoo. Son chef-d’œuvre Le Bruit et la Fureur fait écho à un célèbre passage de Macbeth de Shakespeare «[Life] is a tale told by an idiot, full of sound and fury signifying nothing ».
Double référence parlante car Jongsoo, apprenti écrivain, tient à la fois du Benjy de Faulkner, et de l’idiot absurde shakespearien. Burning nous laisse cette même âpreté, celle d’une rencontre avec le néant d’être qu’incarne à leur façon chacun des personnages. On retient un peu trop du film sa dimension politique ; une lutte des classes cristallisée par le commentaire du héros « Il y a trop de Gatsby en Corée » – Jongsoo et Haemi sont des prolos rêveurs, Ben un beau gosse fortuné nihiliste – cependant c’est la citation de Shakespeare qui me revient sans cesse en pensant au film.
Le politique est explicable, la vie un peu moins ; et Burning est un film qui ne s’explique pas. C’est pourquoi le film a une portée universelle, il touche tout le monde. Bien sûr le contexte sud-coréen est une toile de fond significative mais l’errance de cette jeune génération se reflète un peu partout dans le monde quand on y pense (on entend certes les parlophones nord-coréens mais on voit aussi Trump à la télévision). Ce qui habite les personnages, c’est la question même de leur existence, du moins une quête manifeste chez Haemi, chose qui la rend si gracieuse, touchante et fragile. Si Ben est aussi effrayant c’est qu’il semble éprouver sa propre existence dans des velléités absurdes, destructrices ; brûler des granges ne semble pas angoissant à première vue et pourtant cette pulsion cyclique a forcément quelque chose de malsain, comme son rapport avec des jeunes filles naïves et modestes « Elle s’est évaporée comme de la fumée ». Haemi, seule personnage féminin de ce trio paumé, est celle qui incarne le mieux cette quête parce qu’elle est la seule à chercher un sens et même disparue, son fantôme continue à interroger Jongsoo (qui aurait cru que l’existence ou non d’un chat soit aussi déterminante ?).
Il n’y a pas de réponses apportées bien sûr seulement des nuances qui poussent notre imagination à les rechercher nous-mêmes. Burning montre surtout les illusions d’une existence : l’amour pour Jongsoo, la vie d’un Gatsby cuisinant sur fond de jazz insipide pour Ben. Plus que la lutte des classes, c’est une jeunesse en perdition (lost generation) que Lee Chang-Dong met en scène sans pour autant tomber dans le pathétique pur ; chaque situation, aussi angoissante soit-elle, se laissant approcher par une ironie cruelle. Cette perdition et les pistes imaginaires tracées par les personnages ne sont pas montées ensemble de manière à fabriquer un thriller (une fille disparaît, etc.) mais plutôt une œuvre sensorielle qui ne s’adresse pas à notre raison. Pour illustration, la scène crépusculaire où Haemi danse seins nus sur le Générique d’ « Ascenseur pour l’échafaud », est certainement la plus belle du film mais ne revêt rien de fonctionnel a priori pour le déroulement de l’intrigue (puisque cette fantaisie est immédiatement détruite par le commentaire de Jongsoo « Il n’y a que les putes qui font ça »). Lee Chang-Dong déploie une vraie rage esthétique qui nous hante sans que l’on sache vraiment pourquoi. Comme Jongsoo nous sommes des idiots ébahis se laissant convaincre par des visions extraordinaires.