Avec Burning, Lee Chang-Dong démontre, pour ceux qui se poseraient encore la question, que le cinéma coréen en a sacrément sous le capot, et regorge de pépites susceptibles de nous brûler la rétine et y laisser une marque permanente.
Beau comme la braise
S’il est un plan qui puisse donner la mesure du spectacle qu’offre le film, c’est bien cette « danse du grand mangeur » à laquelle s’adonne le personnage d’Hea-mi, à quelques encablures du voisin du Nord, dans une campagne paupérisée, vidée, sous un crépuscule aussi symbolique pour les personnages que saisissant pour le spectateur, et qui fait basculer complètement le récit. Burning est avant tout un film maîtrisé dans son esthétique, qui donne à voir avec brio une Corée à la fêlure croissante, aussi bien sociale, géographique, politique, ou métaphysique. Qu’il s’agisse de mettre en image l’errance dégingandée du personnage de Jong-Su, des serres dévorées par les flammes, ou encore une scène de traque camionnette / Porsche, Lee Chang-Dong sait accorder à chaque plan la juste durée, la distance parfaite, l’angle idéal pour donner corps à son propos. On retiendra évidemment une scène finale qui, par la discrétion de son montage, le travail du hors-champ, l’intensité et la précision accordées à chaque geste, nous laisse gentiment sur le derrière. Le tout servi par une interprétation et une photographie de haute volée. De même, comment ne pas mentionner le traitement sonore, l'oppressante occurrence des thèmes lorsque le film s’enfonce sur les sentiers du thriller, et au contraire, le silence qui environne deux protagonistes en train de faire l’amour. Brillant.
Filmer le vide sans vider le film
Mais Burning est à mon sens, surtout, un film sur le vide, ou plutôt, l’absence de perspective. Comme le dit le personnage de Hae-Mi, dont la passion pour la pantomime est tout à fait signifiante : « Il ne faut pas croire que la mandarine existe, mais plutôt arrêter de prétendre qu’elle n’existe pas ». Quelque chose comme ça. Ce conseil, ce mantra semble prendre tout son sens à mesure que le récit progresse. Qu’il s’agisse d’un chat dont on doute jusqu’au bout de l’existence, ou du trio amoureux, chacun est gagné par une forme d’errance et de déshérence. Jong-Su est un écrivain sans roman, sans idée , sans vraiment de parents, sans lit (confortable le canapé ?), qui trimbale de scène en scène sa nonchalance et sa camionnette rouillée ; Hae-Mi une actrice sans talent ni opportunité, éloignée de sa famille, qui fait le tapin pour un grand magasin, voyage en Afrique dans le but de se trouver, et revient affublée de Ben, un « Gatsby » comme le surnomme Jong-Su, sans attache, riche et désœuvré, dont le passe-temps (officiel) qui consiste à incendier une serre abandonnée tous les deux mois constitue une manière tout aussi vide de remplir son existence. Ces personnages, loin de se compléter, font cohabiter un temps leur absence de perspective, jusqu’à ce qu’Hae-Mi disparaisse, et que Jong-Su se découvre une passion pour le footing.
Le film semble constamment habité par des fantômes ou des fantasmes : un père avec lequel Jong-Su n’échange pas un mot, ne partage pas un plan, des coups de fils anonymes, une mère qui après treize ans revient lui taper de l’argent, un puits, une insulte que le temps a recouvert, et dont la réalité est ténue, une fenêtre, un rayon de soleil que l’on cherche tout en se masturbant, ou en rédigeant son roman. La manière dont le metteur en scène, alors que son personnage se met en quête de réponses, démultiplie les pistes et les possibles relève encore du génie. Par un plan, par une réplique, tout est sans cesse remis en question. Difficile au final de savoir si Jong-Su n’a pas trouvé là matière à son roman faulknérien.
Un goût de cendre
Ce qui marque enfin, c’est encore une fois ce talent très coréen, cinématographiquement parlant, de pouvoir mêler les genres (et parfois les registres). Burning offre une première heure vaguement Jules et Jimiesque, qui happe par la sincérité de son ton, et par le traitement des vides. L’impossibilité à statuer sur le genre du film constitue sa première qualité, et même s’il glisse assez naturellement sur la pente du thriller, il sait s’affranchir de quelques-uns de ses codes : ici pas de flics incompétents et maladroits, ni coup de pied sauté (seul bémol du film, à mon sens) pour plier un interrogatoire, l’enquête que mène Jong-Su le concerne bien plus qu’il ne concerne Hae-Mi, en vérité. Les indices ont beau s’accumuler, le salaud a beau avouer à demi-mot son forfait dans un large sourire (on pense à Memories of Murder), rien ne permet jamais de tirer une irréfutable conclusion. Ce qui semble intéresser le réalisateur n’est pas le crime (si tant est qu’il soit commis), ni sa condamnation, mais bien ce que ce fantasme provoque, enflamme, chez son personnage. Le délire pyromane de Ben n’est qu’un écho à ce que le père de Jong-Su lui a demandé de faire lorsque la mère de ce dernier les a quittés : par le feu, il s’agit de détruire et de renaître. Ce rituel, auquel s’adonne le playboy, ne serait qu’un acte symbolique, une jouissance pure, dénuée d’enjeux, dénuée de sens.
Ce qui, au fond, m’a le plus passionné dans Burning, c’est cette propension à utiliser son récit pour donner du sens à son cadre. Et non l’inverse. Ces personnages sont le fruit de cette Corée dépeinte en arrière-plan, et dont pourtant il est important de percevoir la couleur : un pays dont le miracle économique commence à se craqueler, en proie à un chômage croissant (auquel deux des personnages sont directement confrontés), dont la modernisation désertifie les campagnes (et qui rend vain toute tentative de retour aux sources), une Corée fière (à l’image du père de Jong-Su) mais endettée (sa mère), dans laquelle des golden boys comme Ben vivent en complet décalage, qui ne cherchent qu’à « s’amuser » (jusqu’à quelle extrémité ?). En deux mots, le torchon brûle. C’est déjà la force, le ciment de films comme The Yellow Sea (The Murderer en France) ou Memories of Murder. Et là encore, ça fait mouche.
En bref, si vous voulez mon avis… Burning est un putain de très bon film.