Caniba
5.3
Caniba

Documentaire de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel (2018)

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J’ai eu la chance de voir Caniba en présence de Verena Paravel, co-auteur de ce film documentaire (avec Lucien Castaing-Taylor).


Caniba est un documentaire qui se concentre sur le japonais Issei Sagawa, cannibal tristement célèbre pour avoir tué et mangé une étudiante à Paris dans les années 80. Loin du sensationalisme des faits divers dont la presse se fait l’apanage ou des longs-métrages italiens mettant en scène des tribus primitives, Caniba nous emmène au-delà des apparences, dans un univers psychologique complexe où se mêlent relation fratricide, désir, sexualité, violence et ambiguïtés. Interdit aux mineurs et passé trois fois en commission de censure (1), ce film est une épreuve pour le spectateur. Celui-ci se retrouve dans une situation inconfortable et malaisante, face à des doutes et des incompréhensions.


(1) Comme nous l'a indiqué la réalisatrice, cette interdiction (abusive ?) émise par le CSA relève de l'absence de "jugement moral" sur le meurtrier et son crime. Le documentaire ne prend pas parti, ce qui ne fut pas du goût de la commission.


L'intervention de Verena Paravel (co-réalisatrice) lors de la projection, notamment sur les anecdotes de tournage, m’ont permis de mieux comprendre le contexte du film et de saisir plus précisément la relation qui lie ces deux personnages. Caniba est avant tout le fruit du hasard, résultant d’une succession de rencontres au Japon. Le projet s'est dessiné progressivement, pour devenir un film centré sur Issei Sagawa… jusqu’à ce que les réalisateurs constatent l’omniprésence de son frère lors du tournage (qui tenta de s’imposer peu à peu face caméra).


Ainsi, le sujet du film ne traite pas tant le cannibalisme que de la relation qui lie ces deux frères : Issei Sagawa, cannibal et infirme et son frère, Jun Sagawa, masochiste et grandiloquent. Issei Sagawa, affaibli et malade, vit dans un appartement exigu et dans la dépendance de son frère, qui s’occupe de lui et habite dans la rue d’en face. C’est ce face à face que Caniba met en scène, décrivant à l’aide de plans serrés une relation malsaine qui oscille entre l’amour et la haine, entre la jalousie et la frustration. Il est d'ailleurs intéressant d'observer que les rires, au Japon, expriment avant tout un malaise (et non l'humour, l'ironie ou le bonheur comme en Occident).


La force de ce documentaire réside dans l’originalité de son traitement : le cannibalisme y est traité de l’intérieur, à travers le ressenti, la subjectivité et les évocations d’un meurtrier. Contrairement aux autres productions relatant ce sujet, Caniba ne s’attarde pas à juger ce personnage et à justifier son acte par un quelconque passé, bien au contraire. Il montre Issei Sagawa dans toute sa complexité : un homme taciturne à la parole laconique et mystérieuse. Ne vous attendez pas à « cerner » et comprendre Issei Sagawa ou son frère, car ceux-ci ne dévoilent d’eux-même que de maigres éléments, soumis à de multiples interprétations. Leurs silences sont bien plus évocateurs.


Divisé en « trois parties », Caniba dresse un portrait anthropologique sombre grâce à des plans très resserrés (et focalisés sur les visages pour l’essentiel).


Dans un premier temps se dévoile (partiellement) Issei Sagawa, homme mystérieux et laconique, qui ne s’exprime que par de courtes phrases aux allures d’haiku. L’impression qu’il laisse au spectateur est marquante, tandis que les choix esthétiques des réalisateurs illustrent son côté insaisissable et ses nombreuses « fuites » spirituelles. Issei ne regarde presque jamais la caméra ou ses interlocuteurs : il est ailleurs, perdu dans un univers mental où se mélangent la douceur des Disney et la violence d’une sexualité sanguinaire. Le désir y est exprimé dans toute sa cruauté, avec le sentiment d’une maladie mentale dont Issei ne peut et ne souhaite se défaire : il a conscience d’être fou, ses pulsions anthropophages ne l’ont jamais quitté.


Le film se déplace ensuite sur le frère, jusque-là dans l’ombre d’Issei Sagawa, et qui s’avère lui aussi en proie à une sexualité violente, le masochisme. Désirant la reconnaissance et l’attention des tiers, l’homme ira jusqu’à se scarifier face caméra, mettant en scène sa vie intime et sa façon de jouir (le fil barbelé ou les couteaux dont il fera ici un tout autre usage). Pour l’anecdote, la réalisatrice nous a confié avoir vécu et tourné cette scène de manière totalement inattendue : un matin de tournage, Jun Sagawa a fait le choix de les conduire chez lui, spontanément, et de mettre en scène sa sexualité. Improbable, cette scène traduit également la surenchère morbide et malsaine à laquelle les frères se livrent, à l’image d’un concours dont la violence ferait l’objet.


La dernière partie du film laissera entrevoir un troisième mystérieux personnage, femme japonaise d’une quarantaine-cinquantaine d’années aux allures de Blanche Neige, qui prendra en charge la santé d’Issei Sagawa (à la place de son frère, absent de la fin du film). Boulangère pratiquant le cosplay et le bondage (selon les dires de la réalisatrice), elle sera l’illustration et le témoin du « bonheur » d’Issei Sagawa, maintenu en vie par une femme asiatique qui s’approche de la muse représentant ses fantasmes cannibales.


En conclusion, Caniba est un film à voir, ne serait-ce que pour la spécificité de son approche et l'originalité de son sujet. Ne laissant pas indemne, il est réservé à un public averti, désireux d'en savoir un peu plus sur ce tabou qui a traversé siècles et civilisations.

Bobkee
7
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le 20 sept. 2018

Critique lue 548 fois

3 j'aime

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