« Dans chaque livre, chaque film c'est toujours la même chose : Ils se marièrent et vécurent heureux, mais après cela ? Personne ne nous a dit. »
楊德昌 [Edward Yang] est surtout connu pour son dernier film avant sa regretté disparition, 一一[Yi Yi], que je dois confesser, malgré ma possession d'une copie physique... peu banale, ne pas avoir encore vu. Cette copie m'a été donnée par une proche et je ressens l'envie de la garder pour le bon moment. Ainsi je vais plutôt parler de ses débuts de carrière, d'un film assez méconnu en France et c'est bien dommage. 海灘的一天 [Ce jour là sur la plage] est le premier film qu'il réalise seul en 1983, un an après avoir participé à 光陰的故事 [In Our Time] l'une des deux anthologies marquant les réels débuts de la nouvelle vague Taïwanaise. Je comprends qu'au premier abord le film puisse rebuter. Un drame Taïwanais qui dure la bagatelle de 2h45 cela peut faire peur à certains, notamment aux néophytes du cinéma Taïwanais. Moi-même qui ne connaissais que très peu le cinéma Taïwanais et le cinéma d'Edward Yang avant de voir pour la première fois ce film, je me demandais un peu dans quoi je m'embarquais. Je me suis surpris à être très vite captivé au premier visionnage, puis finalement bouleversé lors du revisionnage ces jours-ci, par ce qui défilait devant mes yeux : Un deuil où tout part d'une rencontre et d'une discussion fortuite.
En effet le film tourne autour de la rencontre entre Jia-Li interprétée avec brio par 張艾嘉 [Sylvia Chang] et une de ses ancienne amie curieuse de savoir ce qu'elle est devenu pendant les 13 années durant lesquels elles ne se sont pas vues. C'est l'occasion d'un récit à tiroir assez admirablement structuré par le scénariste 吳念真 [Wu Nien-Jen] dont c'est ici le premier mais loin d'être le dernier de ses travaux majeurs. Il utilise cette discussion comme excuse, pour nous faire voguer en différents lieux et époque à Taïwan mais toujours en s'articulant autour de cet « incident », le « deuil » dont je parlais précédemment, autour de cette plage 3 ans avant cette discussion. Ce voyage dans le passé de Jia-Li montre ce qui semble être une jeune femme ordinaire, mais qui en fait s'avère porter, par son parcours, la vie Taïwanaise de l'époque.
C'est là où Edward Yang va insuffler toute sa qualité à Ce jour là sur la plage. Il va s'attacher à illustrer l'ampleur du fossé entre les idéaux prônés par cette société Taïwanaise et l'amertume avec laquelle Jia-Li les vit.
Tout d'abord il y a le poids des traditions filiales. L'histoire est classique. Jia-Li voit le destin amoureux de son frère, contraint d'accepter le choix de mariage de son père au détriment de ses envies. Ici Edward Yang met en scène un renoncement du frère comme un étouffement de sa vitalité (« Les gens disent que j'ai mûri, je pense qu'il s'agit davantage de la manière dont nous idéalisons les choses et l’étendue de notre ambition » dira t-il dans une discussion un peu amer face à une Jia-Li désespérée face à cette vision de l'avenir), face au choix du père, représenté comme un véritable bloc qui ne pense que stratégie et mise en valeur de la famille, face auxquels on ne peut que plier ou fuir sans possibilité de négocier. Son frère accepte ce destin comme une fatalité. Jia-Li choisira la fuite et l'espoir de s'émanciper de ces traditions filiales en s'installant avec De-Wei, l'homme qu'elle aime.
Seulement ici le film bifurque rapidement. Point d'eau de rose, point de contes de fées, à la place un deuxième acte où Jia-Li devra faire face à sa condition de femme au foyer. Elle a emprunté un chemin de traverse mais se retrouve tout de même dans une impasse. Edward Yang utilise de petits détails comme un téléphone mal raccroché, une fête oubliée, qu'il développe comme révélateur de la lente mais certaine désagrégation de ce couple. Nombre de ces détails rendent cette désagrégation profondément tragique car elles donnent ce sentiment qu'elle est inévitable. Ils sont un reflet qu'Edward Yang renvoie de la société Taïwanaise émergente de l'époque dans laquelle Jia-Li et De-Wei évoluent. L'urbanisation, le besoin de réussite, le poids du réseau, la pression sociale, l'arrivisme et semblent peu à peu, en plus de l'isolement de Jia-Li, inéluctablement, éloigner ce couple l'un de l'autre. Toutefois Edward Yang est loin d'être totalement péremptoire vis à vis de cette société. Après tout n'est-ce pas cette société qui a permis à Jia-Li d'échapper à son triste destin familial qui n'aurait pas été franchement meilleur voire probablement pire ? Après tout n'était-ce pas elle qui idéalisait son mariage avec De-Wei ? Seulement on ne peut nier que dans cette société il semble malgré tout que le prix à payer pour les rêves de Jia-Li demeure lourd.
Au début de ma bafouille j'ai parlé de deuil, le terme deuil était un demi mensonge, d'une part car la perte en question est à relativiser (ce qu'Edward Yang nous fait comprendre en instillant un certain degré d'absurdité à la situation du jour sur la plage de ce coin paumé de Taïwan), d'autre part car ce deuil, même si il est nécessaire, n'est pas dissociable de la note d'espoir qui apparaît à mesure que le film évolue car c'est l'occasion d'une construction identitaire. En effet ce deuil, ce fameux « événement » se déroulant ce jour là, sur la plage cristallise en fait l'évolution qu'entamera tant bien que mal Jia-Li. Dans la douleur, car cette évolution est synonyme de renoncement à certaines idéalisations, avec parfois une tentation pour un déni réconfortant, reposant, mais qui ne fait que retarder l'inéluctable. Cependant ce sera le seul moyen pour elle de se construire en tant que femme accomplie et d'en finir avec des idéalisations, (familiales, amoureuses, sociétales) qui ressemblent plus à des impasses. Symboliquement on peut y voir un coup qu'Edward Yang porte à une certaine vision de la société Taïwanaise dite « « Confucéenne » » (avec de gros gros guillemets parce que 孔子 [Confucius] a bon dos quand il s'agit d'être repris à tord et à travers), porté par le Guomindang de l'époque en politique, et par un pan du réalisme « sain » dans le cinéma Taïwanais, cela pour que Jia-Li à l'image de la société Taïwanaise aille de l'avant.
En fait ce film, cet entretien tournant autour de ce jour sur la plage, c'est Edward Yang qui montre cette femme, Jia-Li, apprendre à s'accomplir non sans mal. Cela pourrait paraître peu pour 2h45 de film, et pourtant comme dit son parcours de vie est fait de bien des chemins, aussi divers que passionnants et extrêmement bien développés, autant de moments où Jia-Li va se chercher. Et franchement cela fait un magnifique début à la filmographie d'Edward Yang qui capte par le bais de Jia-Li les évolutions de la société Taïwanaise de son époque dans toute leur complexité.
Autrement dit un début qui mérite largement le détour car il ressemble déjà à un premier accomplissement majeur.
« Pense à cela ainsi : Peu importe l'explication, les choses finissent à peu près de la même manière pour toi. N'est-ce pas ? ».