César doit mourir par Patrick Braganti
À la frontière du documentaire et de la fiction, sans qu’il soit réellement possible de l’associer à un genre ou l’autre, César doit mourir, le dernier film des frères et octogénaires Paolo et Vittorio Taviani, qui a reçu l’Ours d’Or à Berlin cette année, est une œuvre fascinante et surtout bouleversante. D’entrée, nous assistons à la scène finale d’une représentation de Jules César de Shakespeare, mais avant que la caméra prenne du recul pour filmer le public puis le retour des comédiens non pas vers leurs loges mais vers leurs cellules, on ne peut imaginer que ceux qui viennent de déclamer avec passion et avec talent les mots du dramaturge anglais sont des prisonniers d’un quartier de haute sécurité (Rebibbia) purgeant des peines de nombreuses années, voire à perpétuité. Le film revient ensuite six mois en arrière pour s’intéresser au casting, puis aux répétitions, dans un noir et blanc somptueux, ce qui l’éloigne du coup du strict documentaire. Ce qui devient absolument magique, c’est l’impact qu’ont les mots du théâtre de Shakespeare cinq cents après sur des hommes enfermés pour qui les questions d’honneur et de justification du crime ne sont pas anodines. La pièce jouée en italien – et plus précisément dans les divers dialectes de la langue italienne – n’a bien sûr pas été choisie au hasard. Le complot fomenté pour abattre Jules César aux conséquences multiples (trahison et reniement) prend une dimension toute particulière au cœur de cette prison, dont tous les occupants sont mis à contribution pour interpréter le peuple de Rome. Tous les recoins de l’établissement, les cours de promenades comme les coursives, sont investis pour les répétitions et deviennent des lieux de tension où s’entrechoquent le sens de la pièce et ses répercussions chez les acteurs amateurs, sans que l’on sache si ce qu’ils racontent de leur parcours personnel est authentique ou inventé au titre de la fiction. Là où le film se révèle particulièrement fort et intelligent, c’est en ne cautionnant pas benoîtement l’expérience théâtrale comme moyen suprême et idéalisé pour transcender la condition carcérale ; au contraire la phrase ultime et polémique du prisonnier regagnant sa cellule sème le doute et le trouble. En l’espace de 76 minutes, les réalisateurs de Padre padrone livrent un film majeur et remarquable, qui emporte le spectateur très loin, subjugué par la rencontre improbable entre Shakespeare et les détenus de Rebibbia qu’il finit par regarder l’un et les autres autrement, c’est-à-dire comme si le regard soit déférent soit condescendant convergeait vers plus d’empathie et de grandeur.