Après une indépendance d’écriture totale, Buñuel et Carrière reviennent à l’adaptation littéraire en choisissant La femme et le pantin de Pierre Louÿs, qui concentre des thématiques déjà largement abordée dans l’œuvre du cinéaste.
Le premier dispositif narratif marque la dimension éminemment littéraire du récit, reprenant le principe du récit enchâssé cher aux nouvelles de Maupassant : à la faveur d’un voyage dans un compartiment, le protagoniste va raconter toute son histoire à une communauté on ne peut plus buñuelienne, de la mère de famille avide de ragots au psychiatre nain, à savoir la relation toxique qui le consume depuis plusieurs mois.
La question du désir est centrale dans le cinéma de Buñuel : elle habite la majorité des personnages masculins, qui, le plus souvent, sont secondaires par rapport aux protagonistes féminines (Viridiana, Tristana, Séverine dans Belle de Jour ou Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre) qui les mettent à genoux. Ici, c’est donc le personnage joué par Fernando Rey qui assurera le point de vue interne, une nécessité absolue pour mettre en valeur l’opacité de l’objet de sa convoitise, une Conchita (évidemment, à l’origine une femme de chambre) d’autant plus insaisissable qu’elle se trouve incarnée par deux actrices, la froide (et sublime) Carole Bouquet et la brûlante (et sublime) Angela Molina. Si la deuxième est plus apte à assurer les scènes de danse de flamenco, le réalisateur se garde bien de distinguer deux facettes du personnage pour distribuer leur interprétation : le caractère aléatoire de leur présence à l’écran ajoute à ces volte-face qui vont faire perdre la raison à l’amant fou de désir et dont on retardera constamment l’accès à la consommation de l’union.
Alors que ce dernier alimente régulièrement la satire bourgeoise que Buñuel ne perd jamais de vue (sa richesse, la matérialisation de son amour par les cadeaux divers, le caractère pantouflard et satirique avec lequel il se prépare à la possession de la femme), la femme est autrement plus subtile ; alternant sans cesse entre un discours particulièrement réfléchi et une manipulation outrancière, elle ne cesse de se dérober à la stabilité dans laquelle l’iconisation de sa beauté et de son charme pourrait la figer. Théoricienne de l’amour, elle explique l’impossibilité nécessaire de l’obtenir ou de l’acheter, et l’aporie selon laquelle la posséder aurait pour conséquence la fin de l’amour. La veulerie de l’un associée à la cruauté de l’autre compose ainsi un prolongement aux amants maudits du Chien Andalou et L’Âge d’or pour lesquels l’amour fou se payait nécessairement de sorties du cadre d’un partage harmonieux.
Dans cette valse destructrice, les allées et venues sont en outre rythmée par la présence croissante d’une thématique qui avait fait son apparition dans Le Fantôme de la liberté, et qui va devenir centrale : le terrorisme. Arbitraire, ridicule (le GAREJ, soit le Groupe Armé Révolutionnaire de l’Enfant Jésus), il frappe sans prévenir et dans une sorte d’acceptation grandissante, là aussi dans un regard prophétique assez inquiétant. L’absurde, finalement bien moins présent que dans les films précédents, (même si les animaux restent bien présents, que ce soit une souris prise dans un piège ou une mouche dans un verre, autant de symboles amusés du sort de l’amant éconduit) prend ainsi une tournure plus crédible et dévoie la poésie fantaisiste vers une violence plus radicale.
La séquence finale se lit ainsi d’une façon tout à fait singulière dans la mesure où elle est, probablement consciemment au moment de son écriture, l’adieu au cinéma du réalisateur qui restera silencieux durant les 6 années suivantes avant sa mort. Par le retour, tout d’abord, d’un couple à une routine qui montre à quel point l’homme n’apprend rien, et reste esclave de ses passions. Mais deux motifs supplémentaires retiennent particulièrement l’attention : la dentelle recousue, qui peut renvoyer à la fente de l’œil qui ouvrait d’une façon fracassante le cinéma de Buñuel dans Un Chien Andalou un demi-siècle auparavant, et l’explosion finale, qui prend littéralement tout l’écran avant de laisser place à un panache de fumée qui fige l’image et interrompt brutalement le son. Avant de partir, solder les comptes par un retour aux origines, et la fin d’une parole en forme de coup d’éclat permanent, pour un auteur qui n’aura jamais cessé de faire imploser le cadre.