L’enfance tue
Il y a de nombreuses raisons d’être ébloui par Citizen Kane, et il est difficile, depuis plusieurs décennies, de l’aborder en toute innocence. Par ce qu’il est considéré l’un des plus grands films de...
le 19 janv. 2017
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Il est bien ardu d’aborder objectivement un objet de culte tel que Citizen Kane. Un monument reconnu, révéré en sommet de liste de tous les sites, journaux et institutions du métier qui en 84 ans d’existence ne descend jamais du podium. Heureusement que je l’aime (et que je l’aimais déjà lorsque je l’ai découvert il y a une quinzaine d’années) et que je ne me sente pas coincé à devoir en faire une critique peu élogieuse, qui irait à contre-courant de la masse. Il faudrait des épaules bien plus solides que les miennes pour déboulonner une telle statue avec une conviction qui ne déborde pas sur la mauvaise foi. Heureusement également que j’estime arriver à faire la distinction entre ce que je perçois comme une réussite artistique, un film qui fonctionne, et ce qui relève de sa place dans l’Histoire du médium. Car grâce à cela, je peux tenter d’en parler en tendant vers l'honnêteté.
L'œuvre du tout jeune Orson Welles s’ouvre sur la mort de son personnage éponyme qui, dans son dernier soupir, exhale le mystérieux “Rosebud”. On nous dresse alors, via une présentation journalistique, un portrait superficiel et global de la vie de ce magnat touche à tout qui semble avoir fait sa fortune en suivant le sens du vent et qui a vu son empire s’étioler peu à peu, alors que lui s’isole dans son mausolée, Xanadu. Cette introduction, c’est un puzzle terminé que l’on observerait d’un œil lointain, inconscient du processus d’imbrication de ses pièces. Un puzzle auquel semble manquer, en son cœur, la pièce rattachée à “Rosebud”. Le puzzle d’une vie construite sur l’abandon du lien social au profit d’un matérialisme aussi insatisfaisant que aliénant, dont on découvre les étapes de complétion par l’entremise des souvenirs de ceux qui ont côtoyé cet homme qui fascine. Celui que l’on a qualifié de fasciste et de communiste alors que lui-même ne se voyait que comme un américain.
Chaque couche du portrait dressé par les réminiscences révèle petit à petit le canevas original, l’homme derrière le nom, l’enfant du Colorado qui ne cherche pas autre chose qu’un retour à l’insouciance et à la paix. En témoigne la rencontre avec sa seconde femme, qui l’apprécie sans connaissance ultérieure de son statut. Comment ne pas aimer quelqu’un qui aime l’homme anonyme? Mais. Et si le spectateur est le seul au courant de la vérité quant à Rosebud, en faisant un confident plus intime que n’importe lequel de ses proches, la plongée dans la psychologie de Kane ne rend pas le personnage moins antipathique, nous ne sommes pas supposés l’aimer, mais le comprendre.
Un homme tiraillé entre son apparence publique et ses désirs intimes, amalgamant ce qu’il croit être une largesse d’esprit avec une emprise sur ceux qu’il domine par son compte en banque. Du genre à créer des informations de toute pièce en pensant donner aux gens ce qu’ils désirent, en faisant fi de toute véracité et des conséquences de la désinformation. Un tel détachement illusoire, où ambitions et ego se mêlent dans un fatras insensé, ne peut qu' immanquablement mener à un retour de bâton. Alors Kane se nécrose au fur et à mesure qu’il se rend compte que sa persona ne tient plus la route, que les gens décèlent la projection de ses insécurités sur son entourage (faire ses preuves à tout bout de champs, dominer ses proches, posséder l’Histoire via des monceaux de babioles). Il est à la fois motivé et enrayé par un besoin de contrôler pour reprendre l’ascendant, qui mène à une isolation croissante dans un tombeau bâti de futilité.
Tout ceci fait déjà un bien beau scénario, mais c’est sans compter sur l’inventivité visuelle d’Orson Welles, qui redéfinit alors les possibilités du langage cinématographique tout en puisant dans ce qui s’est fait de mieux dans les décennies précédentes.
On peut par exemple regarder cette réunion de journalistes en début de film, cherchant un angle d’attaque pour traiter de la mort du mastodonte et aboutissant à l’énigmatique Rosebud. Leurs visages anonymes sont dans l’ombre, des John Doe, relégués au second plan par rapport aux artefacts de la vie de Kane qui baignent dans la lumière. Leur fascination est là, en une photographie.
On verra très vite les jeux d’angle de caméra, avec un plafond qui se lève dès lors que le père de Kane entend la mention d’argent pour léguer son fils aux banquiers, comme si cette simple promesse enlevait un poids considérable de ses épaules.
On remarquera enfin l’enfant Kane, coincé dans l’étau des plongées et contre-plongées alors que l’on décide de son sort en de plus hauts lieux littéraux à l’image.
Les deux heures de film utilisent ces méthodes, et de bien d’autres, à foison pour créer des rapports de force et de domination toujours intimé par le placement de la caméra, par les jeux d’échelle des décors dantesques, les jeux d’ombres qui viennent créer le paradoxe entre l’homme public et l’homme privé, ou encore les montages et transitions de Robert Wise qui amènent ellipses et déplacements géographique au diapason des maquillages épatant, et de la musique de Bernard Herrman. Une véritable leçon de ce que le cinéma seul peut raconter par son particularisme, où chaque plan est réfléchi, fouillé, empli de sens.
Roger Ebert déclare dans les bonus de la galette que si le film apparaît en haut de tous les classements, c’est avant tout car il a modifié la doxa en étant un des tous premiers exemple de contrôle total donné à un réalisateur. Il est à ce titre à marquer d’une pierre blanche pour tous les cinéastes qui suivront, désireux de ne pas être entravés par les studios dans leur vision artistique. On comprend donc qu’il ne soit pas forcément parmi les œuvres préférées du spectateur lambda (dont je fais partie), mais son importance est alors indéniable, outre ses réussites scénaristiques et formelles. Il a changé la donne pour devenir le graal de huit décennies d’auteurs.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films sur le journalisme, Les meilleurs premiers films des réalisateurs, Les meilleurs films d'Orson Welles, Les meilleurs films de 1941 et Une année, un film - Les Frakkazak Movie Awards
Créée
le 17 janv. 2025
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