Cloclo par TheScreenAddict
À l'heure où la cinéphilie se complaît dans l'adoration souvent cynique d'un alambiquage formel et structurel proclamé aveuglément comme une marque péremptoire de génie créatif, ou, au contraire, dans la célébration de ce faux amateurisme en vogue (peut-être véridique après tout...), ivre de réalisme et de trivialité, se gargarisant jusqu'à la nausée de plans tremblotants et hideux, montés grossièrement, quelques réalisateurs restent fidèles à la conception originelle – malheureusement de plus en plus perdue de vue – du cinéma comme un art populaire. Florent Emilio Siri, auteur de Nid de guêpes (revisitation moderne et explosive du genre du western) et de L'Ennemi intime (chronique effrayante de la guerre d'Algérie) fait assurément partie de cette petite famille de cinéastes qui croient encore à la puissance de l'image pure et à l'efficacité d'une écriture simple mais jamais simpliste.
Expression exemplaire de cet art à la fois populaire et esthétiquement exigeant, Cloclo s'impose d'emblée comme l'un des films français les plus ambitieux de ces dernières années. Exploration aussi fascinée que fascinante d'une icône de la chanson, le biopic orchestré par Siri résonne à première vue comme un hommage sincère au mythe de Claude François, sans pour autant tomber dans les travers et clichés de l'hagiographie ou de la diabolisation, malgré une insistance sur son caractère tyrannique. Le scénario, d'une fluidité confondante, pourrait se résumer à « Claude François, l'homme, sa vie, son œuvre », mais c'est justement dans cette simplicité structurelle qu'il parvient à saisir toute la complexité de son personnage. Car c'est bien à un personnage que l'on a affaire, incarné par un Jérémie Renier saisissant de mimétisme et vampirisant l'écran, un vrai personnage de cinéma dont les zones d'ombres et de lumière, l'énergie et le désespoir, le sourire comme les écorchures, donnent une âme au récit.
Optant, à l'instar de Richet et sa vision de la vie de Mesrine, pour une narration purement linéaire, Siri bâtit son film comme une course implacable, celle d'un homme en manque de reconnaissance vers les étoiles de la gloire. Des étoiles fabuleuses qu'il percevait déjà, gamin, dans les reflets aveuglants des eaux du Canal de Suez. Le cinéaste nous entraîne au cœur du mythe Claude François, de l'intérieur, à travers les splendeurs et les misères d'une vie tellement incandescente qu'on a littéralement la sensation qu'elle était destinée à devenir un film, un drame cinématographique. Si l'on est bien emporté par le tourbillon irrésistible des scènes chantées, toutes splendides (concerts, enregistrements en studio...), si l'on frissonne face aux mésaventures intimes du chanteur, ou si l'on se sent parfois indigné par son caractère de salopard odieux, la plus grande fascination suscitée par le film repose sur le subtil jeu de miroir opéré entre le personnage de Claude François et la figure du cinéaste, réunis autour d'une même soif, presque maladive, de contrôle. Plus qu'un personnage de cinéma, le chanteur devient sous la caméra de Siri le metteur en scène de son propre destin : métaphoriquement scénariste, décorateur, directeur d'acteurs (sa famille, ses amis, ses employés ne sont que des pantins sur la scène de sa vie) et même cadreur (Claude François tenant une caméra super 8 n'est pas une image innocente), le personnage devient peu à peu le reflet du réalisateur, voire son porte-parole dans la foi inébranlable qu'il témoigne envers la chanson populaire. Moins simpliste et gratuit qu'il n'en a l'air, le film de Siri se révèle être ni plus ni moins une déclaration d'amour transi à cet art populaire bien fait (cinéma ou chanson) de plus en plus dénigré, mais néanmoins fédérateur, d'une portée universelle.
D'une justesse éblouissante dans son exhaustivité, cette vision de la vie de Claude François, qui en épouse le souffle toujours haletant, se déploie dans nos rétines et nos cœurs comme un long frisson, un crescendo intense qui nous heurte autant qu'il nous bouleverse. Comment ne pas verser une larme face à la puissante scène du Royal Albert Hall, où la chanson « Comme d'habitude » vient résonner comme un requiem en laissant entrevoir, au faîte de la gloire du chanteur, un épuisement mortel dans son regard. Fatigue fatale et sublime, aux airs d'adieux déchirants, d'un véritable météore humain, qui a brûlé tragiquement les ailes de sa folle existence en touchant le soleil trop ardent de ses rêves. L'artiste est mort. Vive l'artiste !