Eric veut une nouvelle coupe de cheveux. Donc, il va dans sa limousine longue comme une piste d'atterrissage et il part vers des quartiers mal famés de la grande ville, faisant fi des messages alarmistes de sa sécurité (qui signale des menaces terroristes dont la dangerosité augmente régulièrement toutes les 20 minutes) et se souciant comme d'une guigne des problèmes de circulation dans la mégalopole (circulation rendue impossible par la conjonction de la visite du président de la République et de son cortège, d'une manifestation anarchiste et de l'enterrement d'une star, conjonction qui est loin d'être coordonnée).
Il faut dire qu'Eric n'est pas n'importe qui. Eric est le big boss d'une multinationale, une de ces personnalités ultra-riches, un de ces multi-milliardaires dont l'importance se fonde sur l'exploitation des masses, l'assèchement des ressources naturelles et la spéculation massive (sur le yuan, en l'occurrence).
Du coup, au fond de son interminable véhicule qui avance à une vitesse d'escargot asthmatique (vitesse qui donnera son rythme lent au film), Eric papote et, à intervalles réguliers, il rencontre sa femme. Il parle de son travail. Il parle des anarchistes. Il parle de sexe.

Eric, c'est le champion ultra-libéral par excellence. Complètement coupé de la réalité du monde, il ne voit que spéculation et marchés. Apapremment froid et incapable d'éprouver le moindre sentiment, il se comporte comme une sorte d'enfant gâté, convaincu de la toute-puissance de son argent. Vous avez un problème ? Il suffit d'avoir de l'argent pour le résoudre. Ainsi, il veut racheter une chapelle entière (qui n'est pas en vente, mais ça, il s'en moque) simplement pour pouvoir voir une œuvre d'art. Mieux : il pense que se payer une visite médicale chaque jour lui permettra de repousser la mort.
La limousine est un univers en soi : elle permet à Eric de se couper du monde extérieur, de regarder la rue comme il regarderait un film de fiction, avec un intérêt très détaché. Et la voiture n'est pas uniquement un moyen de locomotion (c'est d'ailleurs un intérêt vraiment mineur dans le film, vu la vitesse de déplacement) : bar, chambre d'hôtel borgne où le personnage peut tirer son coup sans être remarqué, bureau personnel, il s'y passe beaucoup de choses.
Personnage froid, d'allure reptilienne, Eric a la vie la plus ennuyeuse au monde. Il semble particulièrement inapte à la vie sociale (ce qui en fait un homme d'affaires exceptionnel). Ainsi, au début du film, sa femme semble découvrir la couleur de ses yeux, comme si elle le voyait pour la première fois.

On comprend très vite d'Eric n'est même pas un personnage à part entière. Eric est une allégorie. Allégorie d'un capitalisme virulent et inhumain qui est en train de s'auto-détruire. Sorte d'anachronisme dans un monde qui voudrait enfin tourner la page des ultra-fortunes et redevenir humain.
D'ailleurs, on sent l'envie d'Eric de redevenir humain lui-même. L'absence de repère moral lui pèse. En quête d'une identité spirituelle, il se rattache au premier prophète de pacotille venu (un chanteur religieux dont on assiste à l'enterrement). Et ce voyage absurde vers un coiffeur ne dissimule pas longtemps une recherche de ses propres racines.
A specter is haunting the world, proclament des manifestants apocalyptiques. Incontestablement, Eric est un spectre, le spectre d'une idéologie mortifère et moribonde qui refuse de croire à sa propre mort mais ne peut se leurrer plus longtemps.

Incontestablement, nous sommes dans un film de Cronenberg. D'abord, on reconnaît la maîtrise technique du cinéaste. Chacun de ses plans au cordeau est une véritable leçon de cinéma. Le traitement de la photographie est tout aussi excellent : de la première à la dernière image, on se croirait dans un rêve, un monde irréel. Ce qui est renforcé par le caractère parfois illogique de l'enchaînement des séquences. Des personnages différents semblent apparaître et disparaître de la voiture d'une façon quasi-magique.
De Cronenberg, on retrouve aussi facilement le thème du corps. Malgré sa froideur, malgré son apparente absence de sentiment, malgré les hautes technologies et le raffinement de la modernité, les personnages ne parviennent pas à cacher leur animalité. Comportement animal qui s'exprime d'abord dans la sexualité quasi bestiale. Mais aussi dans leur façon de faire des affaires. Le monde du capitalisme triomphant est un monde de la bestialité, un monde où les instincts les plus bas doivent se déchaîner sans pitié. Le cinéaste canadien a réalisé un très grand film, forcément clivant par sa forme, forcément rejeté par beaucoup, mais une des grandes œuvres politiques du cinéma contemporain.
Un film que je ne recommanderai pas néanmoins, tant il est évident que sa forme peut rebuter.
SanFelice
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le 16 nov. 2013

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SanFelice

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