En redoutable funambule de l’image et de l’écriture, Ivan Passer s’amuse dans Cutter’s Way à naviguer avec l’agilité d’un félin entre les genres. Passant à loisir de la critique sociale virulente au polar noir dont il arrondit les angles saillants en arrosant le tout à la sauce buddy movie, il réalise un film directement influencé par la décennie qui l’a précédé.
On retrouve en effet dans Cutter’s Way certaines composantes typiques du cinéma des années 70, à commencer par des personnages forts, un intrigue efficace qui déroule son sous-texte dans le silence et des ambiances dépressives qui installent le ton d’entrée de jeu. Entre farces d’alcooliques scabreuses, réflexions acides sur l’après Vietnam, jeux de séduction liquoreux, et punchline assassines habillant les lèvres d’esprits fiévreux marqués par la colère, Ivan Passer use de toute le cynisme à sa disposition pour faire de son film un moment mémorable.
Une bobine atypique qui risque de perdre ceux qui en attendaient un polar au sens premier du terme. Si les 10 premières minutes peuvent laisser entendre qu’il sera question par la suite d’une chasse au salopard sur fond de biture chronique, il n’en sera finalement rien. Le mystère initial est vite résolu pour laisser place à la vraie matière du film : la relation particulière qui lie ses 3 protagonistes.
3 acteurs qui donnent le meilleur : John Heard, méconnaissable, est impressionnant de maîtrise et Jeff Bridge trouve la tonalité parfaite pour illustrer son double antagoniste. L’alliance des deux tempéraments, celui du chien fou incontrôlable et de l’apathique imperturbable, permet à l’électron libre qui les rassemble, la charmeuse Lisa Eichhorn d’être la pièce centrale d’une relation ambigüe dont l’équilibre bancal est mis à mal par une trahison consentie assez troublante.
Dommage que la fin ressemble à un pastiche mal tempéré de la radicalité des années 70. Ivan Passer souhaitait probablement habiller son film de cette absence de compromis qui a fait la réputation du nouvel Hollywood, avec une dernière séquence noire en diable. Mais elle est si mal amenée, si soudaine et surtout si improbable, qu’on finit la séance un poil sur la réserve. Puis on repense à ce qui a précédé, et on se dit que Cutter’s Way est quand même une sacrée péloche, à laquelle il ne manque pas grand-chose, un peu plus de rythme peut-être, pour s’exprimer totalement.