Le rideau s'ouvre. Des silhouettes noires, vaguement humaines, vaguement animales, s'affairent à planter littéralement le décor (des arbres, des buissons...) Le héros, un ourson, et sa femme, une sorte de chatte aux yeux intégralement noirs, pleurent tout deux. Les oiseaux imitent le cri de la notification Twitter. Une homme difforme au long nez joue de la harpe, un fantôme se recueille sur une tombe. Un champignon plante un panneau "Anywhere". Le tout sur une musique évanescente, des cœurs angoissants. Le dessin, en noir et blanc, offre des personnages animalisés, tout aussi mignons que douteux. S'il fallait écrire un essai prouvant que l'introduction d'un film est à l'image de celui-ci, Decorado d'Alberto Vazquez serait un morceau de choix
Court métrage de onze minutes, Decorado narre les déboires et les errances d'Arnold, ourson en peignoir qui doute de sa réalité. En effet, il est persuadé que son entourage et son environnement ne sont que mise en scène, tromperie, spectacle. "Decorado", comme nous l'entendrons clamer en refrain tout au long du visionnage. Un mot lourd de sens, qui est la base du petit théâtre de l'étrange qu'est ce film torturé, aussi malsain qu'hilarant.
Ne pas se fier aux traits enfantins : Decorado traite de thématiques sombres. Il surprend même, lorsque le mignon petit fantôme surgit devant Arnold pour lui avouer qu'il est son frère mort et qu'il lui offre de se masturber, là bas, devant l'étang. Il est d'autant plus surprenant de voir Arnold accepter, en argumentant "Bon allez, je n'ai rien de mieux à faire de toute façon". Les deux compères s'en vont alors se rincer l'œil sur les belles jambes... d'un poisson. Ce genre de situations insensées sont légions dans le récit et traduisent l'ambition du réalisateur. Celle de nous perdre.
Multipliant les ruptures de ton et le niveau d'acceptation d'irréel du personnage principal (un temps il réagit normalement à des propositions indécentes, un autre il fuit, terrifié par le bizarre qui l'entoure), Decorado se pose en expérience totale ; armé du pouvoir de la fiction, le film déroute le spectateur et lui offre le choix de sa propre réalité. Dansant sur le fil ténu de l'opposition entre l'artifice et le réel, le court métrage finit par couvrir un large spectre de thématique en cassant et reconstruisant à l'infini son quatrième mur, ses codes et son décor. Glaçant et hilarant, noir et grotesque, le film traite de solitude, de douleur amoureuse, de harcèlement et de folie à l'aide de saillies inattendus qui pioche dans des esthétiques bien différentes de celle posée au départ : rire préenregistrés et petites voix intérieures pour se moquer de lui même, tacle d'une génération dopée à Internet et aux réseaux sociaux, étrange cauchemardesque et tristesse noire mêlée à un humour déviant pour finir en satire du système, mais aussi en psychanalyse et étude d'un microcosme qui vit dans l'illusion...
Au final, Decorado est la quintessence du film : il a ses propres règles, sa propre emprise sur le public à qui il laisse le soin de reconstruire sa vision de la réalité, et son propos, complexe et torturé, peut être finalement insensé mais mettant sans cesse à l'épreuve nos réflexes de spectateur pour une expérience unique.