A la fin des années 1970, le mondo movie jette ses derniers feux et amorce une mort lente entre autre symbolisée par l’inactivité du duo phare du genre : Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi. Si ces derniers, notamment avec Mondo Cane en 1962 formalisèrent les éléments-types (images prise sur le vif, attrait pour l’exotisme et les séquences volontiers racoleuses…) d’un genre (non circonscrit à l’Italie) qui allait devenir aussi controversé que prisé par des réalisateurs (ou duo de réalisateurs) au talent variable, jusqu’à infiltrer d’autres sous-genre tels que le giallo (voir le très curieux Tropique du cancer réalisé par Edoardo Mulargia et Gian Paolo Lomi faisant se chevaucher giallo, mondo et le film d’aventure exotique), le mondo se trouve dépassé en 1978 par le premier volet d’une longue série de films : Face à la mort, de John Alan Schwartz. Un nouveau sous-genre du documentaire déviant était né : le death movie, constituant en l’exhibition de cadavres et autres morts violentes. Suscitant en son temps nombre de récriminations et ouvrant la voie à des suites rivalisant dans le racolage, jusqu’à éluder tout discours un-tant-soit-peu construit et intelligible (un point qui faisait tout l’intérêt de certains mondo), Face à la mort est aujourd’hui notamment connu pour son statut de supercherie, étant donné qu’un nombre conséquent de séquences s’étaient trouvé simulées. Il apporta néanmoins une contribution décisive au domaine shockumentary notamment au Japon, si l’on considère par exemple la « saga » des Death File Yellow inaugurée par Yôhei Fukuda en 2006.


Néanmoins, le death-movie effectua notamment au milieu des années 1980 et durant les années 1990 une trajectoire étonnante, vers des dimensions offrant davantage de place à l’exploitation d’une poésie morbide teinté d’une réflexion sur la mort et d’une dimension intimiste, reléguant, à travers une poignée d’œuvres, le caractère « exploitation » du genre. A ce titre peuvent être cités le documentaire Des Morts (étudiant les différentes cérémonies mortuaires à travers le monde, autant en Occident qu’en Orient) de Thierry Zeno (1979), réalisateur belge du sulfureux (mais magnifique) Vase de Noces (1974), le court-métrage Frulhing de Marian Dora montrant l’autopsie d’un cadavre au sein d’une morgue ou encore Le Poème (1986) de Borgdan Barkowski (ce court-métrage donne à voir la dissection d’un corps sur fonds de lecture du poème Le bateau ivre d’Arthur Rimbaud). Écrit et réalisé en 1995 par le réalisateur Robert-Adrian Pejo (qui travaillera et travaille toujours principalement pour la télévision allemande), Der Weg Nach Eden s’inscrit pleinement dans cette veine singulière du death-movie.


En effet, le documentaire de Robert-Adrian Pejo, exempt de voix-off, se démarque du death-movie uniquement focalisé sur le choc des séquences diffusées aux spectateurs, par le point de vue intimiste qu’il adopte. Contrairement aux Face à la mort, ce qui nous est proposé ici n’est pas un alignement de scènes peu ragoutantes montées et disposées de manière aléatoire. Au contraire, Der Weg Nach Eden invite le spectateur à suivre, de manière aussi dépouillée et froide que l’est la morgue dans laquelle il officie, le quotidien de Janos Keresu, médecin légiste au sein d’une morgue de Budapest. Aux séquences de réception et de découpe de cadavres se superposent des scènes dans lesquelles Janos Keresu est filmé au sein de la cellule familiale. Ce contraste détonnant entre l’exercice d’un métier parfois mal considéré et la personnalité de Janos Keresu, affichant une normalité et une sérénité à toute épreuve aussi bien dans ses relations professionnelles que dans sa vie de famille constitue sans doute l’élément le plus frappant de Der Weg Nach Eden, suffisant à le démarquer des autres death-movies existants.


Robert-Adrian Pejo effectue ainsi un travail d’équilibriste tout en rupture de ton, naviguant entre la violence crue et austère de certaines images (séquences de dissection filmées au plus près) et la sensibilité d’autres (les scènes exposant l’intimité familiale de Janos Keresu en particulier). Der Weg Nach Eden se pare en outre d’une ultime caractéristique renforçant sa singularité au sein du genre du death-movie : une réflexion sur le parcours des morts vers l’au-delà, un thème qui donne par ailleurs son titre au documentaire (signifiant littéralement Le voyage vers l’Eden). Ce parcours vers l’au-delà est à cet égard littéralement illustré dans le documentaire, puisque parallèlement aux dissections et au suivi du quotidien de Janos Keresu, la caméra s’attarde sur des vieillards et des infirmes au sein d’un institut. Robert-Adrian Pejo entend ainsi conférer à son documentaire une armature et une continuité d’une logique implacable. Ces séquences font dériver le dernier quart d’heure Der Weg Nach Eden vers une voie particulièrement originale dans laquelle le philosophique se mêle au spirituel. Janos Keresu délivre ses sentiments sur l’hypothèse d’une vie après la mort et se questionne sur ce que symbolisent de son point de vue les enveloppes corporelles qu’il découpe et épluche au quotidien. Cette dimension réflexive n’est de plus pas sans rappeler le court-métrage The Act of Seeing with One’s Own Eyes (1971) du réalisateur expérimental Stan Brakhage


Ainsi, parce qu’il évacue à la fois le sensationnalisme et le prêt-à-penser, et qu’il envisage de manière éminemment sensible et poétique, au delà du choc des images, le portrait sensible d’un homme dévoué à son métier, Der Weg Nach Eden constitue un death-movie à la fois unique et fascinant.

AlixCidra
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le 5 sept. 2017

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Alix Prada

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