[Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs : Ochazuke]

Lorsqu’on jouit d’une filmographie aussi dense et prestigieuse que celle de Kurosawa, le défi pour se renouveler et poursuive son œuvre peut résider dans le choix d’un thème singulier : la simplicité et la modeste humanité, loin des grands hommes et leur passion outrancières.
Dersou Ouzala est avant tout un film d’aventure, reprenant le récit autobiographie d’Arseniev, scientifique russe qui raconte ses missions en compagnie d’un guide golde, émanation directe de la Taïga. D’une authenticité imparable, le spectateur voit se succéder les paysages, les saisons et les épreuves, d’une tempête de glace sur un lac à la chute dans une rivière, d’un face à face avec un tigre aux veillées des bivouacs.
La valeur documentaire du film est assumée, et rend hommage, avec un regard proprement ethnographique, à ce guide capable de lire comme personne la forêt, de parler au feu et de répandre, où qu’il passe, un altruisme aussi spontané que désintéressé. De nombreuses scènes, très longues, restituent ainsi en temps réel le labeur des aventuriers, construisant leur abri de fortune, marchant dans les herbes hautes… ou pelletant sur une tombe. Cette fixité, l’attention portée à la bande-son riche de tous les bruits de la forêt, le recul ému du narrateur intervenant de temps à autre en voix contribuent au regard que Kurosawa veut induire sur cette nature splendide et infinie : une contemplation bienveillante et humble.
La topographie est donc double : c’est à la fois celle des lieux, splendide restitution des paysages, avec un sens du cadre stupéfiant, occasionnant un nombre impressionnant de tableaux parfaitement construits ; mais aussi des cœurs humains, explorant avec pudeur les thèmes de la solidarité, l’amitié et la civilisation. L’interprétation extraordinaire des deux protagonistes, qu’on croit vraiment connaitre au terme du récit, contribue comme toujours chez Kurosawa à nous les rendre aussi familiers et touchants.
[Spoils]
Sans se départir de sa délicatesse, le récit progresse lentement vers la tragédie : celle d’un homme qui vieillit et qui perd sa place dans le seul territoire qu’il ait jamais connu, et fait la brutale expérience de la ville, où les interdits (planter une tente ou tirer au fusil) cotoient les aberrations (payer pour de l’eau ou du bois). Il ne s’agit moins d’une condamnation de la civilisation que d’un autre regard posé sur elle, et le dénouement est en cela ambivalent. Arseniev aura contribué à la mort de Dersou, puisqu’il a apparemment été tué pour l’arme que son ami lui avait offerte ; mais il aura aussi permis que son corps soit identifié grâce à sa carte de visite, lui conférant un état civil dont il ne voulait pas, certes, mais qui l’inscrit dans une mémoire et un hommage posthume. Avant de se dissoudre dans la terre qu’il a tant arpentée, Arseniev aura donc pu faire le chemin jusqu’à lui pour concilier, un temps au moins, nature et culture dans un chant humaniste d’autant plus émouvant qu’il est silencieux et modeste.

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Sergent_Pepper
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le 24 janv. 2015

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