Super Pédé à la conquête de l’Est

(Je mets 5/10, parce que je ne sais pas quoi mettre d’autre et que c’est la note la moins significative. Des spoilers par milliers.)

Robin Campillo sait ce qu’il fait. Il maîtrise parfaitement ce qu’il filme, et surtout les lieux qu’il filme : la Gare du Nord sans parole, l’appartement en bord de périph’, l’hôtel de banlieue tristement banal avec ses couettes La Redoute, le rayon nouilles du Carrefour Porte de Montreuil. Voilà autant d’endroits rarement vus au cinéma avec une telle fidélité, avec même une certaine bienveillance dans la restitution de l’atmosphère, aussi bien symbolique – l’appartement est à la frontière, à l’est, un lieu de passage à l’image de l’hôtel, son décor va se minimalisant au fur et à mesure de l’intrigue –, qu’esthétique – gros plans crus sur les paquets de PQ et les caddies qui collent à la lumière de néons blafards.

J’ai l’intime conviction que Robin Campillo sait ce qu’il fait, et je crois que ça me met d’autant plus mal à l’aise. Décrivons donc le déroulement de l’action. Un quinqua homo traîne son petit cul moulé dans un costume à Gare du Nord. Il se prénomme Daniel, peut-être parce que c’est un prophète de textes sacrés qui vole au secours de la veuve et de l’orphelin, peut-être parce que c’est le prénom le plus donné en 1962. Rebaptisons-le dès à présent Super Pédé. Super Pédé est riche, il a un appart’ de bâtard où il peut faire du tricycle sur son balcon, deux Mac, et un salon qui ressemble à un catalogue Ikea avé le grand écran, le canapé d’angle, et un sens miteux de la décoration d’intérieur qui, soyons honnêtes, me semble peu crédible. En revanche, le spectateur n’est pas très renseigné sur le métier de Super Pédé, sinon qu’il nécessite un costume, un laptop, et probablement de demander régulièrement à Romain du marketing de refaire la target study en audience planning, tout en se grattant les couilles. Taux d’ennui : 87%.
Super Pédé est avant tout présenté comme un stalker de chie. Celui qui vous hurle CH PLAN NOW sur Grindr, celui qui vous tripote la raie quand vous êtes saoul, ou, en l’occurrence, celui qui va proposer de l’argent à un mec qui pourrait tout à fait avoir 17 ans, après l’avoir suivi lui et ses potes au Quick de La Chapelle (ce qui doit demander une certaine abnégation à la sale race de bourgeois qu’il est).
Marek, puisque c’est son prénom, accepte d’abord la relation tarifée. Évidemment, c’est un piège, car Super Pédé, en plus de confire dans cette solitude crasse d’homosexuel urbain, est con comme un parpaing : il ne regarde pas par son judas, ouvre grand la porte à ce qu’il croit être un homme dont il connaît à peine le prénom, et qu’il a vu traîner avec une bande d’amis ayant ostensiblement besoin d’argent et de papiers. S’ensuit une scène originale où les méchants mais fascinants étrangers (on sait jamais si on doit les exotiser ou en avoir peur aussi, c’est relou, comprenez-le) péta la Playstation et toutes sortes de trucs, genre de l’après-shampooing et du whisky (ils ont le sens des priorités, moi aussi j’aurais foncé là-dessus), au nez et à la barbe-de-trois-jours-mais-pas-trop-négligée-non-plus de Super Pédé en train de tomber amoureux et de se rendre compte de son inconséquence. Remarquez au passage que ce cambriolage consenti lui donne un très beau prétexte de passer pour une victime.
Mais Marek, qu’on ne nommera désormais pas “le gentil pédé qui a besoin d’être sauvé car c’est un homosexuel prostitué sans-papiers, et que peu d’autres choses le caractérisent tant on lui accorde peu de volonté propre”, pour des raisons évidentes de longueur, revient le lendemain pour une sodomie sans lubrifiant à 50 boules. Super Pédé aime Marek, car il le paye pas cher, et puis il ressemble à Joseph Gordon-Levitt dans Mysterious Skin, sûrement à cause cette petite touche orientale qui plaît tant aux amateurs des pornos étiquetés « euro ». Marek, lui, aime Super Pédé sans doute pour sa toison pubienne fournie (je respecte ça), ainsi que plein d’autres raisons qui nous échappent, et qui demeurent assez émouvantes, les rares fois où il sourit.

L’obstacle à l’aboutissement de cette idylle foireuse, c’est que Marek fait partie d’un gang dont les règles sont opaques. On ne sait pas trop lesquelles elles sont précisément, mais il faut comprendre que c’est un groupe vraiment pas sympa (méchants sans-papiers), à l’instar de son Boss, genre petite frappe à la Nicolas Duvauchelle, qui tyrannise sa communauté mais que le réalisateur et le scénariste veulent malgré tout montrer sous un autre jour de temps en temps, notamment lors de scènes d’intimité avec sa femme et son enfant, lumière tendre, gros plans miséricordieux. Un colosse aux pieds d’argile, un bâtard sensible caricatural qui a sûrement le cœur gros comme ça ; les sans-papiers, c’est bien plus compliqué que ce que vous croyez, essaie-t-on de nous dire à raison, mais maladroitement.
Parallèlement, le malaise roule sur les rails de la ligne 9. Dans l’allée principale d’un supermarché, Marek raconte à Super Pédé son histoire : ses parents sont morts sous les bombes, en Tchétchénie, et puis de toute façon ils étaient tristes, et en plus il s’appelle même pas Marek. Le mystère de la détresse qui n’a pas de carte d’identité française s’enflamme dans les yeux de Super Pédé. Ce dernier touche son jogging et se dit, tout à coup : « Je lui retapisse le cul pour une misère trois fois par semaine alors que lui, il vient à la fois d’Ukraine et de Tchétchénie, je me suis jamais renseigné mais ça a l’air grave aux infos, je devrais plutôt lui faire manger de la salade, le border dans un petit lit séparé et l’adopter. » Oui, tellement paternaliste qu’il finit par l’adopter, happy end, rideau.
Entre temps, il le sauve dans ce qui aurait pu être une superbe séquence à l’intersection du cinéma et du jeu vidéo (le chapitre s’intitule d’ailleurs « Donjons & Dragons », et regorge d’ingénieuses idées de mise en scène), si elle ne respectait pas tant les codes vidéoludiques de la demoiselle en détresse (Marek, le corps mince étendu sur la moquette, vulnérable, martyrisé, trahi, ligoté, bâillonné, gémissant), du PNJ adjuvant et docile (la jeune Noire gérante de l’hôtel, inquiète et obéissante), et du héros, fier homme blanc qui se torche avec ses pulls en cachemire, les épaules larges, le torse velu, s’en calant le cul de tout, y compris de faire arrêter une bonne demi-douzaine de familles immigrées au passage.

Robin Campillo sait ce qu’il fait. Il y a une interview qui traîne, ou ce dernier qualifie Super Pédé de « point d’interrogation », alors que notre gayzou transpire de réalisme (et de stéréotype, l’un n’empêchant pas l’autre). Campillo ne peut pas ne pas avoir vu qu’il suivait un personnage antipathique, qui a tant de choses à se reprocher (« C’est toi qui est venu nous chercher à la gare »), qui pue le pédo inconscient, qui a besoin de venir à la rescousse de l’opprimé pour se dépasser, pour qui Marek n’existe que pour donner un sens à sa vie, pour faire éclore son héroïsme si bien dissimulé sous ses vestes cintrées de raclure de chiasse, cet homosexuel qui finit par assurer devant la justice ne jamais avoir eu de relations sexuelles avec l’homme qu’il veut adopter, qui est capable de faire expulser des dizaines d’immigrés sans sourciller, les omelettes, casser des œufs, etc. Mais si le réalisateur et le scénariste en sont conscients, pourquoi n’ont-t-ils rien fait ? Pourquoi cette fin heureuse pour ces deux hommes creux ? Pourquoi ne pas avoir assumé ce personnage terriblement juste de Super Pédé qui se noie dans sa moderne solitude ? Et pourquoi ce réalisateur estimable a-t-il accompagné son personnage sur le chemin de l’instrumentalisation des sans-papiers ? Est-ce qu’il s’agit vraiment d’objectivité, de « filmer sans juger », et surtout est-ce un cinéma possible ?
Oh, on dira que ce n’est pas une fable sociale. On dira que « le vrai sujet du film » n’est pas du tout l’immigration (ni même, si on y réfléchit, l’homosexualité), mais le désir, l’amour de deux individus qui se transcendent après s’être abandonnés, tout comme, en somme, on a soutenu que Les garçons et Guillaume, à table ! ou La Vie d’Adèle ne sont pas des films sociaux mais le cinéma de vies et d’amours singulières. Eh, c’est vrai que c’est un film magnifique, à chialer en silence sur son siège devant des acteurs qui savent jouer, des voix qu’on n’a jamais entendues. Je ne suis pas le dernier à verser ma larme. C’est une des premières fois où ont été projetés devant moi des homosexuels qui existent, que j’ai connus, que je suis. En effet, Super Pédé, au fond, c’est un personnage intense de pertinence et de drame. Et ça me fait d’autant plus chier qu’on le suive les yeux fermés, ce mec sot comme une luge, et touchant comme jamais. Je n’ai pas envie de lui accorder ma tendresse. Et vous savez quoi ? Personne ne devrait.
phapping666
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le 8 avr. 2014

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