Paul Otchakovsky-Laurens, travaillant dans l'édition depuis quelque cinquante ans (notamment chez Flammarion puis Hachette) et qui fonda à 39 ans la maison d'édition P.O.L., dont il possède encore, à 73 ans, 11% des parts (88% du reste appartenant à Gallimard), raconte pourquoi il a choisi ce métier (plutôt que celui d'avocat, alors qu'il avait fait son Droit), où il l'a appris et exercé et comment il l'exerce depuis plus de 30 ans qu'il est patron de sa propre maison d'édition. Il nous dit que tous les livres qu'il publie c'est lui qui les choisit et décide de les publier, et il le fait sur des critères purement littéraires... et subjectifs. Quitte à ce que cette politique artisanale exigeante mette parfois en péril l'existence de son entreprise, voire ses biens propres.
Il a pu finalement continuer à exercer son métier d'éditeur qui consiste essentiellement à recevoir et ouvrir des centaines de manuscrits chaque mois (3.000 par an, dit-il), à les regarder, les trier, séparer le bon grain de l'ivraie et lire in extenso les manuscrits jugés intéressants.
Il nous laisse entendre que ça n'est pas le septuagénaire d'aujourd'hui qui lit et élit les manuscrits qu'il publiera finalement, mais l'adolescent de 13 ans qu'il était quand il a été la victime d'un abus (sexuel ?), abus qui l'a plus ou moins figé affectivement pour le reste de sa vie à l'âge de 13 ans et qui lui a fait perdre la confiance en lui-même qu'une personne doit forcément avoir pour se lancer dans le "métier" d'écrire. Il nous dit qu'en somme, il est devenu éditeur (puis cinéaste) par défaut et qu'il ne choisit que les manuscrits qu'il aurait aimé écrire. La caméra insiste à plusieurs reprises sur les piles et piles de manuscrits encombrant les rayons de sa maison d'édition, comme si l'éditeur voulait s'excuser de ne pas pouvoir publier tout le monde ou de laisser échapper parfois (malgré sa sensibilité d'éternel ado blessé et, peut-être, une sagacité acquise au fil des ans) quelques manuscrits méritant la publication.
Comme dit dans mon titre, le film a une tonalité d'ensemble assez triste. Elle vient un peu du visage de l'éditeur et beaucoup de la poupée grandeur nature qui le représente à l'âge de 13 ans, au moment de l'abus qu'il a subi dans des circonstances relatées, je crois, dans un précédent documentaire intitulé Sablé-sur-Sarthe, Sarthe et paru en 2009. Je n'ai pas vu ce documentaire, mais Paul Otchakovsky-Laurens l'évoque au début et à la fin de Éditeur, son deuxième film. J'ai eu le sentiment que l'éditeur d'aujourd'hui se cachait un peu derrière cette poupée qu'on voit beaucoup durant tout le film, à sa place, et évidemment une poupée, même dotée d'un visage très expressif, ne parle pas, ne fait aucune confidence. Alors oui, on pourrait reprocher à l'éditeur de jouer un peu les sphinx dans son film. Ce qu'il nous dit à visage découvert (rarement) ou, plus souvent, en voix off est quand même assez parcimonieux. Il s'épanche très peu, pour ne pas dire pas du tout (ne voulant pas, dit-il, faire preuve de complaisance à son endroit).
Il fait parler d'autres que lui : un écrivain publié par sa maison, deux candidats à la publication et ce qu'il leur fait dire est très contrôlé : ce sont des morceaux choisis extraits soit de lettres d'intention accompagnant certains manuscrits, soit de réponses faites par sa maison aux auteurs de certains textes finalement refusés.
On ressort des 83 minutes que dure le film en ayant le sentiment que l'éditeur-cinéaste nous a fait un numéro assez astucieux, mais qui en dit le minimum sur lui-même, parlant un peu de sa vocation (qu'il conçoit quasiment comme un sacerdoce), plus volontiers des risques du métier quand on se refuse à être un vendeur de soupe (mais là encore, c'est dit indirectement par une séquence de film muet mettant en scène tous les acteurs d'un procès, lequel nous fait comprendre que l'éditeur a sûrement beaucoup souffert d'avoir frôlé la faillite, des mois ou années durant, d'avoir dû céder la grosse majorité des parts de sa maison d'édition à des structures plus puissantes et même d'avoir été menacé de saisie sur ses biens propres, une maison familiale en province, etc.). Et il n'en dit pas beaucoup plus (mais peut-être attendais-je trop de ce documentaire) sur son expérience de lecteur de manuscrits, de découvreur de talents et de ce qu'est pour lui un bon livre (il dit quand même, je crois, que c'est un certain ton, comme une note qu'il discerne dès les premières pages).
J'ai quitté la salle avec une certaine tristesse au coeur, me disant que, si le métier d'éditeur, en tout cas tel que le pratique Paul Otchakovsky-Laurens, n'est sûrement pas une sinécure, son film Éditeur nous encourage assez peu à nous tirer des tripes un manuscrit... qui viendrait s'ajouter aux trois mille qui lui sont adressés chaque année et qui s'empilent sur les rayonnages de sa maison d'édition avec, comme destin le plus probable, le pilon.
P.S. On vient d'apprendre la mort de l’éditeur, mardi 2 janvier (donc six semaines après la sortie de son film), dans un accident de voiture aux Antilles où il passait quelques jours de vacances :-(
Éditeur devient, du coup, son testament artistique.