La meilleure façon de garder son originalité consiste peut-être à avancer masqué : en rassurant dans un premier temps le plus grand nombre sur l’emballage avant de le prendre par la main pour mieux le préparer aux audaces du contenu. La bande annonce, le sujet et le casting d’Enorme n’ont ainsi rien de particulièrement atypique. Le potentiel humoristique de la grossesse est essoré depuis longtemps, et l’idée de l’inversion (Monsieur et sa couvade, Mme et son égoïsme aux antipodes de la parentalité) est au cœur même du dispositif de la comédie.
Sur ce plan, Sophie Letourneur joue dans un cadre dont elle respecte la majorité des codes, et parvient à livrer un film de bonne facture. La distribution, sans surprise, est excellente, le scénario se laissant volontairement, dans toute sa première partie, littéralement dévorer par Jonathan Cohen, dont on ne se lasse jamais. Polyglotte mal assuré, vivant sa vie par procuration, il prend, avant même la question de la grossesse, la place traditionnellement dévolue à l’assistante avec un fougue et un naturel savoureux. Le comique de l’inversion ne réside pas seulement dans le plaisir de l’originalité, mais questionne évidemment en retour les normes, comme lorsqu’il « détend » sa femme entièrement rivée à sa carrière. Cohen est de tout les plans, et sait exploiter le décalage qui prend en charge tous les clichés inhérents à la femme en période de grossesse sans qu’on ne se questionne jamais réellement sur la question du genre : dans le couple imaginé par Letourneur, les pôles sont simplement interchangeables, et la thématique réelle est celle d’un équilibre fondé sur la satisfaction de deux déséquilibrés, miroir à peine déformé du réel, avant une reconquête progressive de la femme, incarnée par une Marina Foïs elle aussi impeccable.
Cette lecture avisée est valable pour tous les éléments de la comédie : sans jamais quitter le terreau le plus conventionnel (le matériel à acheter, les injonctions sanitaires, les cours de préparation), Sophie Letourneur instille en permanence quelques pas de côté dans des directions a priori opposées : un grotesque manifeste (le travail sur le son, un aspect cartoonesque dans la taille prise par le ventre ou les scènes de sexe) et une réflexion en sourdine sur les représentations, les statuts (papa poule/working girl), la manipulation, la dévoration ou la soumission consentie à l’autre. Trouver sa place, c’est toujours jouer un rôle qui, semble-t-il, s’arrache sur une scène qui pourrait bien se passer de vous.
A cette rythmique à double tempo s’ajoute enfin un programme esthétique tout à fait singulier, répondant aux exigences d’authenticité de la réalisatrice. Ayant tourné pendant plus d’un an dans une maternité un matériau documentaire, elle a ensuite convoqué les comédiens pour jouer en contrechamp tout ce qui relevait de la fiction. Le monde de la musique ou de l’hôpital sont ainsi en prises de vues réelles, tout comme la scène, si longue et réaliste, de l’accouchement. Un dispositif qui complexifie encore la partition, et explique que tout le personnel médical soit aussi criant de vérité. En leur imposant la singularité outrancière de ces personnages hors-norme, Sophie Letourneur travaille autant le décalage comique qu’elle rend un hommage très sincère à cette armée discrète et permanente.