1924 : Entr’acte, concocté par René Clair, Erik Satie et Francis Picabia pour … l’entracte du ballet Relâche, toujours de Picabia et Satie, est l’ultime feu d’artifice de Dada, la dernière provocation du groupe, conçue par le plus grand des provocateurs.

Composer une critique sur Entracte, c’est aussi l’occasion de rendre hommage (même si le terme est très mal venu, un peu trop solennel pour un tel personnage) à Francis Picabia.

(Et même si la réalisation d’entracte doit sans doute plus à René Clair et à Erik Satie, si l’on s’en tient à la part objective de Picabia et à son « scénario ». Il reste que le délire, la fantaisie sans limites, la folie, l’esprit d’Entr’acte doivent tout à Picabia.)

Un dynamiteur donc. Et un inventeur permanent de formes, plus même que Picasso qui avait, régulièrement, besoin de revenir à des formes très classiques. Picabia inventait, innovait sans cesse, et à peine avait-il expérimenté qu’il passait à autre chose.

Primé à 15 ans par le salon des artistes, Picabia accompagne les derniers feux de l’impressionnisme. Il est le dernier impressionniste, flamboyant, mais avec une touche très personnelle, avec des couleurs qui ne cherchent pas forcément la plus grande fidélité au paysage traduit sur la toile. Puis son apprentissage achevé, il abandonne l’impressionnisme (qui ne lui survivra pas) et expérimente, en deux ou trois ans, tous les courants picturaux révolutionnaires de l’époque – pointillisme, expressionnisme, cubisme, futurisme (avec des toiles célèbres et magistrales, Danse à la source ou Udnie). En 1909, bien avant Kandinsky, Malevich ou Mondrian, Picabia peint la première toile abstraite de l’histoire (Caoutchouc, 1909) – pour, immédiatement, passer à autre chose.

Ce sont les rencontres avec Duchamp ( la période plus que provocatrice des « mécanomorphoses », L’Enfant carburateur, Parade amoureuse …), puis avec Tzara qui pousseront Picabia vers Dada, puis à la fin de Dada vers André breton et les surréalistes (pour des relations souvent très houleuses). Pour Dada et pour les surréalistes, Picabia sera donc le maître en provocation et en scandale, peintre évidemment pour sa période la plus célèbre (ses fameuses transparences), mais aussi poète, romancier (l’étonnant Caravansérail a été récemment réédité), créateur de revues d’avant-garde (291, puis 391 aux USA, nourries de ses propres textes), créateur d’événements, souvent scandaleux– sa vie même allant encore bien plus loin que son œuvre : Picabia grand amateur de femmes, de belles voitures, de vitesse, de tous les jeux, de hasard, d’argent, d’adresse. Sur la route de Madrid et du Prado, pour se forger aussi une « culture picturale », il croisera le chemin d’un as du billard, s’initiera à la maîtrise du billard … et n’atteindra jamais le Prado.

L’histoire ne s’arrête pas avec le surréalisme, ni avec la fin du surréalisme. Presque ruiné, il opère une nouvelle volte face des plus imprévisibles, et propose alors des toiles très figuratives, presque académiques, kitsch et résolument érotiques, voire pornographiques, où le parfum de scandale n’est jamais absent (lui-même entre deux femmes).

Et à l’hiver de sa vie, l’éternel enfant, non récupérable et surdoué, revient, on aurait presque pu le prévoir, à l’art abstrait. Mais un abstrait très minimaliste, des points sur la toile, comme un écho aux provocations de ses débuts, sa déclinaison toute personnelle de la punkitude.
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Après un tel portrait, on se doute bien qu’il serait un peu vain de chercher une explication aux images qui défilent dans Entr'acte, d’en faire une analyse raisonnée et savante :

« Entr'acte ne croit pas à grand-chose, au plaisir et à la vie peut-être … Il ne respecte rien si ce n’est le désir d’éclater de rire. »

Cela dit, on peut quand même essayer de parler d’entr'acte – malgré Picabia. Car le scénario remis à René Clair était si lacunaire, si léger, si peu lié (ainsi, pour la dernière partie du film, la célèbre poursuite derrière le corbillard, Picabia écrit-il : « un enterrement, corbillard traîné par un chameau etc. 6 minutes », et rien de plus) que le réalisateur a nécessairement dû le nourrir, lui donner forme et peut-être même cohérence …

AVANT-GARDE ET APRES-GUERRE

Entr'acte, c’est aussi une tentative inédite, rarement reprise par la suite et bien dans la ligne des provocations surréalistes, d’une communication « directe » entre les auteurs, présents dans le film, présents sur la scène pendant le ballet, s’évertuant à provoquer le public (directement visé par un canon ou par un fusil pendant le film), à l’inviter à protester, et même à envahir la scène. Toute la philosophie de Picabia est là : « j’aime mieux les entendre crier qu’applaudir ». A cette fin, les amis, les grands noms de la provocation, sont aussi présents dans le film : Duchamp et Man Ray pour une partie d’échecs épique sur les toits de Paris, mais encore Georges Auric, Georges Charensol, Darius Milhaud, Kiki de Montparnasse, tous dans le cortège « funèbre » qui suit le corbillard.

Entr'acte c’est aussi, et plus étrangement, toute une série d’hommages à l’histoire du cinéma et à l’histoire du spectacle vivant :
• Hommage au burlesque et à sa frénésie, avec l’immense scène de poursuite trépidante qui couronne le film,
• Hommage aux pionniers, les frères Lumière et l’Arroseur arrosé (lors de la partie d’échecs), Emile Cohl (l’incendie des allumettes), Fernand Léger (la ballerine), et Méliès évidemment (les têtes gonflables et tous les escamotages finaux, jusqu’à celui, par lui-même, de l’illusionniste),
• Hommage au cirque et au spectacle vivant, avec le tir forain, la piste (mais sans chapiteau) autour de laquelle tournent corbillard et invités, le dromadaire, l’escapade vertigineuse sur le grand huit, la femme à barbe …

Entr’acte, c’est aussi, constamment, l’humour des dadaïstes et des surréalistes, à base des rapprochements les plus inattendus, les plus déconcertants : la danseuse, filmée, quelle audace !, par en dessous, pour le spectateur voyeur, soudainement transformée … en femme à barbe … puis presque immédiatement à nouveau en femme ; le chameau conduisant le corbillard ; les couronnes mortuaires disposées sur le corbillard devenues couronnes de pain, qu’un des convives s’empresse de picorer ; les œufs flottant sue les jets d’eau ; l’œuf abattu par un coup de fusil et d’où s’échappe une colombe …

Entr'acte, c’est le génie d’Erik Satie (un an avant sa mort), dont la partition est parfaitement synchronisée avec les images, dont elle renforce l’aspect humoristique (avec une version très parodique de la Marche funèbre de Chopin) et surtout dont elle accompagne, presque jusqu’à la précéder, à l’impulser, les incroyables accélérations, jusqu’aux embardées …,

Entr'acte, c’est encore une expérimentation visuelle constante, sous la houlette de René Clair qui tente tout – les effets de ralenti extrême et d’hyper accéléré, les plongées et les contre-plongées vertigineuses, les effets spéciaux (les œufs, les jets d’eau et l’oiseau), les jeux graphiques (ainsi des lignes entrecroisées des rails, des colonnes, des pylônes, des usines), les surimpressions hardies (l’obélisque devenant la tour de l’échiquier) et surtout la traduction sur l’écran de la vitesse la plus folle, totalement incontrôlée jusqu’à des images définitivement abstraites, à la manière des peintres futuristes …

Et Entr'acte, c’est enfin, énorme paradoxe, un objet certes non identifié, mais très construit !

En deux grands mouvements :

- Une promenade prolongée, entrecoupée de moments certes fort peu liés (mais toujours avec fluidité) sur les toits de paris, qui de fait sont très envahis : par Picabia et Satie, bondissants et jouant avec un canon, par un bateau ivre en origami survolant les toits de la grande ville, par une partie d’échecs abrégée par un jet d’eau ravageur, par les chasseurs tyroliens et leurs très singulières parties de chasse …
- Puis, par l’enterrement (celui du chasseur abattu), les obsèques derrière le corbillard et son dromadaire, puis sans dromadaire, le corbillard devenu fou, déboulant dans Paris, puis en pleine campagne, poursuivi par ses invités, plus vite que les automobiles, que les avions, les bateaux, les cyclistes et même un faux cul-de-jatte paniqué et s’échappant de son véhicule – jusqu’à l’éjection du cercueil, et aux ultimes tours de passe-passe du magicien sorti de sa boîte …

Une construction, et sans doute une réflexion : de l’avant-garde (la première partie surtout et ses interruptions saugrenues) à l’après-guerre ( surtout la poursuite derrière le corbillard) : Clair, Picabia et Satie n’en finissent pas de maltraiter le spectateur – on lui tire dessus, dès le début, à coup de canon, puis à coup de fusil ; on se tue aussi sur les toits de Paris, entre chasseurs tyroliens et d’ailleurs, comme au tir forain ; on suit le mort dans son corbillard ; on marche aussi en procession, au pas …

MAIS

Tout cela n’est qu’une farce : la marche au pas, avec foulées de plus en plus grandes, immenses, et de plus en plus rapides, tourne à la danse ; et tout est danse, la ballerine vue d’en dessous qui revient comme un leitmotiv, Picabia et Satie qui bondissent, rebondissent et dansent sur les toits, le danseur héros du ballet Relâche qui est aussi le personnage clé du film, et tout à la fin, c’est le mort, bien vivant qui s’échappe du corbillard fou et du cercueil pour un dernier gag.

Picabia nous avait prévenus : « Entr'acte ne croit pas à grand-chose ; au plaisir et à la vie … », pas moins.
pphf

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