Gothika by Tilda.
La cinéaste expérimentale Johanna Hogg et l’une des actrices les plus versatiles et impressionnantes de notre époque qui soit refont équipe deux ans après le diptyque « The Souvenir ». Il s’agit de...
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le 9 janv. 2023
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J'aurais pu intituler ma critique Esprit, es-tu là ? Cela convenait également.
Sinon, le pitch donné par la fiche technique du film dit beaucoup de choses, sans doute trop. Mais je ne l'ai lu qu'après coup. C'est sa B. A. qui, vue au cinéma, m'a donné envie de découvrir ce nouvel opus de Joanna Hogg dont, l'année dernière, j'avais apprécié The Souvenir - Part I & Part II (https://www.senscritique.com/film/the_souvenir_part_i/critique/264257558 et https://www.senscritique.com/film/the_souvenir_part_ii/critique/264257564), films dans lesquels jouait aussi Tilda Swinton (dans le rôle de Rosalind, la mère de Julie, Julie qui était déjà le personnage principal de ce diptyque).
Dans Eternal Daughter, on retrouve les Julie et Rosalind de The Souvenir, mais trente ans plus tard environ, Tilda Swinton jouant cette fois les deux rôles. Dans celui de Julie, elle a une jeune cinquantaine ; dans celui de Rosalind, sa mère, un bon soixante-quinze ans. La fille et la mère viennent se reposer quelques jours dans un vieil hôtel (un ancien manoir ? en tout cas, il en a tout à fait l'allure) perdu en pleine campagne du Pays de Galles (côté Liverpool), une demeure dans laquelle Rosalind, enfant, a dû passer des vacances (notamment avec sa soeur). Elles viennent en quelque sorte, tisonner ces souvenirs, espérant que Julie y trouvera l'inspiration d'un script qu'elle peine à écrire (ceux qui ont vu The Souvenir savent qu'elle est un filmmaker, la représentation filmique de Joanna Hogg, cinéaste qui s'intéresse, façon Proust, à tout ce qui a trait à la mémoire).
L'affiche du film annonçant "Une magistrale histoire de fantômes", le spectateur, au démarrage du film, croit savoir à peu près de quoi le métrage va traiter. Et les premières images de celui-ci le confirment dans cette idée, alors qu'à nuit tombée, un taxi roule sur une étroite route sinuant à travers bois et qu'on est plongé dans une atmosphère mystérieuse, avec lourde brume s'accrochant aux branches nues et torturées des arbres, musique "spectrale" adéquate et chauffeur de taxi racontant à Julie une histoire au diapason du climat créé. La mère, Rosalind, apparaît, elle, perdue dans un sommeil élégant sur la banquette arrière, avec Louis, un joli épagneul breton, la tête posée sur ses genoux. Au terme de la course, le taxi s'arrête devant un ancestral manoir-hôtel presqu'entièrement ceinturé d'arbres, lui aussi enseveli sous la brume, avec pour seul personnel humain visible : une réceptionniste brusque et peu coopérante. Forcément, on est alléché par cette ambiance gothico-fantastique. 0n va voir ce qu'on va voir ! Les fantômes seront-ils au rendez-vous ? En fait, on est déjà en plein drame, au coeur de l'intrigue, mais on ne le réalise pas. C'est toute la subtilité du film de Joanna Hogg. Si vous n'êtes pas un peu subtil, alors désolé ! Le film vous passera au dessus de la tête.
L'histoire se déroule entièrement dans le manoir-hôtel (dont Julie et Rosalind semblent être les seules clientes à cette époque de l'année : fin novembre - début décembre) et ses alentours immédiats où souvent la fille, parfois la mère promènent le chien quand il a besoin de sortir. Non, n'espérez pas mille péripéties invraisemblables ou surréalistes. C'est un film d'atmosphère, un film énigmatique, où l'on erre souvent le long de sombres couloirs à la recherche de ce qu'on finit par trouver (une bouilloire-bouillotte, par ex.), alors qu'on cherchait peut-être autre chose ; où le spectateur s'interroge tout le temps, en cherchant à comprendre ce que lui chuchote la réalisatrice et vers quel dénouement on le dirige (cela, à supposer qu'on ignore tout du scénario et de ses ressorts ; quand on le connaît, on est plutôt attentif à la manière dont la réalisatrice construit l'histoire, son climat et plonge le spectateur dans le questionnement, l'aveuglement, l'attente plus ou moins angoissée, comment elle le mène par le bout du nez, sans jamais vraiment le tromper). Ce n'est que dans les toutes dernières minutes de l'opus que le spectateur a le fin mot de l'histoire et juste après, la cinéaste de celle-ci trouve les mots qu'il faut pour écrire et boucler son script.
Tilda Swinton est exceptionnelle dans les deux rôles (de la mère et de la fille). La réceptionniste, qui sert également les repas, fait elle aussi une composition intéressante : de relativement dur et inquiétant, au départ, son personnage évoluera insensiblement dans la deuxième moitié du film. J'abrège un peu : il y a deux autres personnages (masculins) secondaires, et Louis, l'épagneul breton, joue, lui, un rôle non négligeable dans l'histoire racontée, les chiens, surtout de chasse, ayant, c'est bien connu, des sens particulièrement développés, une vraie sensibilité.
Joanna Hogg a apporté beaucoup de soins à la bande son. Le vieux manoir-hôtel est évidemment, la nuit, travaillé de toutes sortes de bruits que suscite plus ou moins l'imagination inquiète : soupirs, lames de bois qui craquent, grincement de porte ou de volets... tandis que la musique (employée avec parcimonie) est dans des tonalités particulièrement tristes, voire gémissantes. C'est un film extra-ordinaire, un film "particulier", "gothique" (bien que je n'aime pas ce mot fourre-tout). C'est surtout un film sur le temps enfui, les personnes chères et disparues, qui vous manquent et qu'on aimerait retrouver. Un film qui s'interroge sur ce qu'il reste de notre passé, des personnes de notre passé, qui nous ont été chères, mais qu'on n'a peut-être pas su aimer comme il aurait fallu et qui, hélas, ne sont plus. Est-il possible qu'il n'en subsiste rien ? Qu'elles aient complètement, complètement disparu ? Ne sont-elles pas encore là (sous une forme que nos sens ont du mal à percevoir), autour de nous ?
Et si nos chers disparus sont immatériellement présents, que pensent-ils de la façon dont nous nous sommes comportés et comportons à leur égard ? Nous jugent-ils ? Trouvent-ils qu'on leur a assez rendu justice, qu'on les a assez aimés ? Et se consolent-ils d'être morts en se sachant encore aimés ?
À l'instar de Tilda Swinton, actrice tout à fait remarquable dans son double rôle, Eternal Daughter est un film de grande classe. Habilement pensé, superbement composé et photographié, s'adressant à notre sensibilité, notre imagination, notre intelligence, il s'imposera sûrement peu à peu comme un grand classique du genre.
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le 3 avr. 2023
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