Moi je veux pourrir sur scène
Les similitudes entre La comtesse aux pieds nus et Eve sont troublantes dans leur ouverture : même instant décisif à partir duquel le récit rétrospectif va se dérouler, même tour de table pour exposer les protagonistes, même alternance des voix off.
Ici encore, il s’agit de mettre en lumière la fascination exercée pour un personnage de star qu’on a connue dans les coulisses du système. L’unique différence est néanmoins de taille : alors que le récit encadrant est l’enterrement de Maria, c’est à la consécration indiscutable d’Eve que les souvenirs convergent ici.
Le monde du théâtre va permettre à Mankiewicz un de ses films les plus écrits, au cours duquel de longues séquences dialoguées vont mettre à jour la porosité entre les feux de la rampe et l’obscurité des coulisses. Chaque personnage représente un acteur du système : le dramaturge, le metteur en scène, la comédienne, son amie et sa bonne. L’histoire est au demeurant d’une simplicité élémentaire : qu’emporte-t-on de la gloire dans sa vie intime ? Comment ne pas être exténué par le jeu permanent qu’exige le statut de star ? De la scène, nous ne verrons jamais rien, les personnages étant bien trop occupés à jouer le rôle qui leur permet d’y accéder… ou de s’y maintenir. Bette Davis, immense, incarne jusque dans son corps cette lutte acharnée pour rester au sommet, alors que les projecteurs ne cessent d’accroitre son usure.
La trajectoire d’Eve, créature présentée comme l’humilité même, fragile et idolâtre de la grande dame du théâtre, illustre le même principe : avant de pouvoir jouer sur scène, c’est un personnage social qu’il faut inventer. Son machiavélisme, son sourire angélique et son art du storytelling font d’elle un génie dans son domaine.
Le double mouvement qui s’instaure alors permet au spectateur une complicité rare avec le meneur du récit. Nous savons quelle est la destinée d’Eve, et à notre clairvoyance sur l’instrumentalisation de son entourage s’ajoute la lucidité de ce dernier sur lui-même. Blasés, phagocytés, stars, showrunners et journalistes se savent aussi roublards que roués.
Si la force d’Eve est celle de sa jeunesse, le cycle infernal que décrit le film laisse bien entendre que le quart d’heure de gloire qu’elle aura acquis a force de compromissions sera de courte durée : qui a la gloire baisse la garde.
Fuite du temps, persona sociale, alcool, manipulation et nausée généralisée : les stars sont exténuées, mais show must go on.
L’écriture si littéraire de Mankiewicz épuise littéralement ses personnages de la même façon qu’Eve les phagocyte : si la brillance des réparties fait un temps illusion, c’est bien dans leurs regards torves et leur silences qu’ils dévoilent leurs failles. Clinique, sans concession, le regard frontal laisse cependant surgir des bribes de rédemption : le mariage tardif de Margo lui permet de faire le deuil épanoui de sa jeunesse et génère le regard qu’elle a toujours attendu de l’homme qu’elle aimait : sur elle-même, et non son personnage.
Margo s’humanise donc en acceptant de vieillir et en donnant à l’amour individuel la véritable valeur qu’il a par rapport à celui des foules. De son côté, Eve parvient. La dernière séquence permet de montrer à quel prix. Alors qu’une nouvelle Eve toque déjà à sa porte, DeWitt lui dit qu’en matière de succès, “Ms Harrigton knows all about it.” De « All about Eve » à « it », la trajectoire d’une déshumanisation est parvenue à son terme.
Le miroir final qui démultiplie à l’infini la nouvelle candidate au succès en témoigne : enivrant, trompeur, éblouissant, le succès est tout, mais on est seul face à lui.