L’Histoire de l’art nous apprend un élément fondamental, celui de la contextualisation des œuvres : qu’un tableau, une pièce, un roman, un poème, une symphonie naissent en lien avec leur époque, se joignent à une identité collective, des enthousiasmes, des croyances, des inquiétudes, obéissent à un code en vigueur, ou, au contraire, le brisent pour augurer d’une nouvelle ère. Tenir compte de l’époque, c’est comprendre une part fondamentale du discours et de sa portée.
Certaines œuvres du passé récent méritent qu’on les interroge en dehors de la période qui les a vu naitre pour considérer l’autre dimension majeure de l’art : sa postérité. Fahrenheit 9/11, palme d’or en 2004, souffrira particulièrement de cet examen. Poussé par un contexte politique exacerbé, Tarantino en président du jury (et une concurrence un peu en berne, malgré la présence d’Old Boy), le film est sacré et réjouit l’Europe intellectuelle toute entière, ravie de donner une vitrine internationale à ce pamphlet humiliant pour l’administration Bush, ce qui ne l’empêchera nullement d’être réélu quelques mois plus tard.
La question n’est pas tant de se demander quelle portée cinématographique donner au documentaire de Michael Moore, que de questionner la traditionnelle tension entre la fin et les moyens. Il est indéniable que les dénonciations faites par son brulot, étayées et prouvées (même dans l’urgence), sont absolument confondantes et lèvent le voile sur une vérité déjà bien connue des experts, à savoir une collusion effrayante entre politique et corruption, pouvoir et copinages mercantiles visant à instrumentaliser toute l’histoire récente du pays, à savoir les attentats du 11septembre, donc, et la guerre en Irak qui en résulta. Les élites deviennent de véritables monstres armés d’un cynisme à toute épreuve, et la masse un troupeau manipulable à loisirs par l’entremise des médias complices : bienvenue aux Etats-Unis. Revoir cette affirmation effrontée de l’incompétence, la paresse et un alignement de mensonges fait d’autant plus mal lorsqu’on se prend à se souvenir qu’à l’époque, on pensait que la première puissance mondiale ne pourrait pas, à l’avenir, tomber plus bas en termes de leader. Hum.
La question est celle du traitement infligé à son sujet. On a souvent expliqué que la franche grossièreté du film était à prendre comme une arme que Moore dirige vers son propre pays, qui aurait visiblement besoin d’une telle tonalité pour comprendre les messages qu’on lui adresse. Au-delà de l’incommensurable tristesse - ou du mépris ? – d’une telle conclusion, on ne peut réellement se satisfaire des méthodes employées par le polémiste. Tout transpire la facilité et les grosses ficelles, le film se présentant, surtout dans sa première partie, comme une sorte de cartoon hystérique qui joue de toutes les ressorts (montage tourné à son avantage, voix off complaisante et à charge, musique ridiculisant les sujets à l’écran) et se présente comme une sorte de parodie écrite par un collégien satisfait de ses effets. Il en va de même pour les happenings (la lecture du Patriot Act en plein air, le recrutement des fils des membres du Congrès pour s’enrôler en Irak), qui semblent surtout destinés à starifier l’agitateur ravi de ses forfanteries, et ne mènent jamais à un véritable débat, une véritable discussion.
Cette uniformisation du discours (des interviews qui semblent accordés à des amis plus qu’à des experts, des questions guidées et des commentaires lourdement partiaux) finit clairement par desservir la cause : on a beau, sans l’ombre d’un doute, haïr les élites conspuées, on s’irrite aussi du ton général au point de douter de certaines méthodes, quand on ne sombre pas dans l’embarras face à l’exploitation éhontée des larmes d’une mère ayant perdu son fils sur le front irakien, dans une seconde partie trop longue, mal montée et répétitive.
Combattre le mal par le mal ? Question délicate. Le traitement, plus fictionnel cette fois, choisi par Adam McKay dans Vice, avec davantage de recul, jouait un peu la même carte, celle d’une satire qui joue sur les gros effets pour dénoncer la mascarade du réel. Mais les créateurs de la fiction avaient le mérite de s’effacer derrière un récit et des comédiens pour un spectacle qui sabotait lui-même toute cette gigantesque escroquerie. On ne peut pas en dire autant de ce documentaire dans lequel le polémiste semble bien trop préoccupé à tirer la couverture à lui.