"Quel est l'objet de votre plainte ?
_ J'ai vu un film hier soir, monsieur l'agent.
_ Qui s'intitule ?
_ Family Man.
_ Expliquez tout, je vous prie.
_ Voilà, tout a commencé le 17 novembre 2013, monsieur le brigadier. J'ai lu alors une critique écrite par mon éclaireur-abonné et néanmoins ami Jambalaya, au sujet d'un film qui s'appelle Family Man. Il était assez mesuré mais en disait globalement du bien. Et puis, j'y ai lu les mots magiques : "comédie romantique". Comprenez-moi, j'adore les comédies romantiques. J'ai même à leur égard une tolérance que je qualifierais de suspecte chez tout autre que moi.
_ Donc vous avez décidé de voir ce film.
_ Exact, monsieur le brigadier-chef. ça, c'était hier, le 29 décembre 2013. Et, au début, ce fut pas mal. Nicolas Cage y interprète un PDG ultra-riche, un champion du capitalisme triomphant, avec Ferrari et appartement spectaculaire dans New-York. Et on le voit massacrer un air de Verdi, le matin, en slip.
_ C'est ça, le crime ? Assassiner un compositeur déjà mort ?
_ Non, car les deux scènes où il chante (vraiment très très mal) sont peut-être les deux réussites du film (et puis, si on devait condamner tous ceux qui chantent mal, ça ferait du vide dans les bacs des disquaires). Il parvient à nous faire sourire, c'est déjà sympa. Le problème vient après. D'abord, on a Don Cheadle qui braque un épicier chinois, et notre Jack qui s'interpose, sans la moindre logique et en dépits du bon sens. Mais toute notion de bon sens est complètement absente de ce film. Donc, Jack intervient et le braqueur noir (forcément, un braqueur est noir, c'est obligé) se révèle être une sorte d'envoyé divin qui va opérer un miracle dans sa vie. Alors que Jack est convaincu d'avoir tout ce qui lui faut dans la vie, l'ange noir va l'envoyer dans une autre vie, dans un autre moi possible, une sorte de vie parallèle où son existence aurait été différente.
_ C'est bizarre, le principe me rappelle quelque chose...
_ Mais parfaitement, mon lieutenant ! C'est le principe de La Vie est belle, de Capra. Sauf qu'ici, le propos est quasiment inversé par rapport au chef d’œuvre classique. Celui qui, dans le film de Capra, était le méchant, le capitaliste aveugle qui détruit des vies pour son seul profit, devient ici le héros. Et on l'envoie dans la peau d'un père de famille moyen, vivotant dans un pavillon de banlieue avec une femme, deux gosses, un chien et des beaux-parents. Le but paraît évident : mieux vaut une vie pauvre et heureuse auprès des siens qu'une vie riche et solitaire. Mais le problème, c'est que ce propos n'est qu'une façade hypocrite et quand on regarde attentivement, ce film fait bel et bien l'apologie de l'argent-roi. La vie de l'Americanus Medius (qui n'est déjà pas très reluisante) est complètement caricaturée : il s'habille comme un plouc (survêtement rouge et gris), il a une voiture de plouc, il vit dans un bled paumé loin de tout, ses amis sont des ploucs, ses loisirs sont ceux d'un plouc (putain ! quand je l'ai vu jouer au bowling, j'ai repensé à John Turturro chez les frères Coen, sauf que dans Family Man, ce n'est pas du second degré, c'est du sérieux).
_ Si je comprends bien, tout est fait pour ridiculiser le mode de vie que le film prétend pourtant défendre ?
_ Très juste, mon capitaine. Être pauvre, c'est être un plouc, tel est le véritable message du film. Par contre, avoir des asses d'argent, c'est la classe internationale ! D'ailleurs, quand Jack essaie de se faire pardonner pour avoir oublié une date d'anniversaire (c'est fou comme les femmes sont chiantes avec leurs manies des anniversaires, soit dit en passant), que fait-il ? Lui donne-t-il un cadeau de plouc ? Que nenni ! Il l'invite dans un des restaurants les plus sélects de New-York (800 dollars la bouteille) puis c'est une nuit dans une suite d'un palace de la même ville, avec vue imprenable et bouteille de champagne. En gros, vu son mode de vie, il vient de craquer dix ans de loisirs simplement pour obtenir un sourire de sa bourgeoise.
_ Donc le film prétend une chose mais dit en réalité l'inverse ?
_ C'est tout à fait ça, Monsieur le Commissaire. Il se fait passer pour une petite comédie romantique mais, en réalité, il fait l'apologie du capitalisme triomphant. Si t'as pas de fric, t'as pas de vie. Et la conclusion est parlante : finalement, il n'a pas besoin de choisir entre son métier de PDG multimilliardaire et sa femme, il a les deux à la fois (faut pas exagérer quand même !).
_ Alors, vous accusez le réalisateur d'être un faussaire ?
_ Oui... enfin non, Monsieur le commissaire divisionnaire. Bien sûr, Brett Ratner est un faussaire, ça fait des années qu'il se fait passer pour un cinéaste, mais ce n'est pas là le fond du problème. En l'occurrence, la réalisation n'est pas le défaut du film. Ratner fait ce qu'il peut, et il peut peu, sa réalisation brille par son insipidité, aucune idée, aucune originalité, rien. Non, les responsables de cette arnaque, ce sont les scénaristes et les producteurs.
_ N'y-a-t-il vraiment aucune qualité au film ?
_ Téa Leoni est toujours aussi belle, Monsieur le Juge d'instruction. Mais même là, il y a des couilles dans le potage (si vous me pardonnez l'expression). D'abord, elle arbore, dans la scène du restaurant et du palace, une coiffure qui semble être le fruit incestueux de la procréation contre nature de Mireille Mathieu, Dave et un yorkshire (je vous laisse trouver ce qui est contre-nature là-dedans). Le cinéaste nous prouve qu'une coiffure foirée peut enlaidir considérablement un beau visage comme celui-là. En plus, pendant une scène, on croit la voir nue sous la douche, mais il est trop évident qu'il s'agit d'une doublure.
_ Donc, si je résume, on dira : escroquerie en bande organisée, faux et usage de faux, assassinat, exhibition, hypocrisie, incitation à la haine raciale, diffamation... Ce sera tout ?
_ Je dirais aussi détournement de fion, tant j'ai eu l'impression de me faire enc...
_ ... c'est noté, je vous remercie. Vous pouvez relire votre plainte.
_ C'est très bien écrit, Monsieur le Ministre.
_ Normal, je suis sergent-major, j'ai une belle plume."