J'ai eu l'occasion de pouvoir assister à une projection en avant-première de Foxtrot dans le cadre d'une cinexpérience, en présence du réalisateur Samuel Maoz et d'une partie de l'équipe du film. Le débat qui a suivi la projection s'est prolongé bien après l'heure prévue, et cela pour une bonne raison: le film est extrêmement riche, il aborde de nombreux thèmes très forts et les exploite dans une intrigue facile à suivre, mais dont le pouvoir évocateur est immense. Foxtrot fait partie de ces films qui me marquent de manière assez profonde grâce à une utilisation du langage cinématographique qui sert le fond d'une manière impressionnante de maîtrise. Ici, tout sert l'histoire, dans une esthétisation des situations sobre, un sens du cadre audacieux, un rythme absolument parfait et un ton en rupture avec l'écriture "habituelle" de ce que l'on peut voir. Samuel Maoz nous place à la frontière des genres tels que le drame, le film de guerre, l'absurde, le surréalisme et la comédie noire, avec pour ligne directrice des thèmes qui me parlent et que j'aimerai voir traités avec autant de vérité plus souvent comme la fatalité, la honte, l'éclatement de la cellule familiale et le formatage par la société.


Le spectateur est placé In media res, au coeur de l'action. Dès la première minute, on est décontenancé. Le cadrage très serré, une femme qui s'évanouit après un cri, des militaires qu'on voit depuis un couloir, des parents apprennent que leur fils soldat est décédé à la suite d'une opération, "tombé au combat". Une piqûre de calmant opérée sur cette mère en crise, Samuel Maoz nous montre une situation dramatique d'une manière très crue, des silences habitent l'espace et remplissent la pièce d'une ambiance lourde et suffocante, ambiance soutenue par les plans très rapprochés sur le visage du père, Michael Feldmann qui décide de faire face seul à cette situation, en n'appelant personne, malgré la volonté d'aider des militaires présents. La dynamique de cette première partie du film repose ensuite sur l'ensemble des tâches à effectuer à la suite du décès pour préparer l'enterrement.


Le cadrage alterne entre des plans serrés sur les visages quand l'émotion se fait sentir et coupe parfois brutalement avec une vue de dessus aux mouvements languissants et hypnotiques, à l'opposé du placement à l’échelle humaine. La caméra se place comme l'esprit d'Enter the Void, qui voit la situation en pur spectateur avec l'incapacité d'agir sur le drame. Dans Foxtrot, on sent réellement le poids du destin tragique que l'on nous ferait voir comme des dieux grecs, à la fois spectateurs et artisans de cette oeuvre fataliste. Le réalisateur ayant confirmé cette intention d'exposition divine de la tragédie à la suite d'une question de l'audience. Le travail sur le hors champs est également impressionnant, avec cette séquence où Michael, le père, laisse sa main sous l'eau brûlante avec un cadre rapproché sur son visage. La chaleur de l'eau n'étant suggérée que par la vapeur qui envahit petit à petit l'écran et le bruit assourdissant de l'eau qui ruisselle, ou encore cette séquence où les militaires expliquent la situation et on voit Michael de très près, avec cette voix hors champs éloignée, presque éthérée, qui ne dit plus que de l’accessoire après le choc subit. Certaines séquences dans le désert s'approchent de l’expressionnisme, avec ces cadres très près sur les objets, des jeux d'ombre, la pluie qui martèle le sol et soutient la tension fragile des situations. Quelques moments tendent même vers le surréalisme et trouvent leur place dans une beauté onirique soutenue par l'absurde de ce qui est montré.


La mise en scène est particulièrement inventive, avec l'émotion qui arrive au moyen d'une direction d'acteur formidable, qui laisse la part belle aux silences, aux regards, un souffle de malaise habite certaines situations jusqu'à un point de tension insoutenable. Au pire moment, la pression est relâchée, et la dynamique s'inverse pour finalement provoquer l'horreur.


Samuel Maoz utilise les émotions du spectateur et les retourne contre lui. Ainsi, on assiste à un moment de libération quand on apprend que le fils est vivant et que c'était une erreur de l'armée. L'état de panique du père, sa colère, son impossibilité de se calmer face au système de l'armée qui ne peux lui dire où son fils est, et l'impossibilité de le ramener immédiatement alors qu'il l'avait cru mort pendant 5 heures, opèrent ensuite un second renversement de ton. Cette colère va d'ailleurs provoquer la perte de son fils de manière non voulue. C'est là que réside tout l'aspect dramatique du film, c'est le trop grand attachement de Michael, sa faiblesse et sa culpabilité qui vont le pousser à en faire trop, et à la perte de son fils.


Pour moi, l'intensité dramatique de Foxtrot repose sur ces ruptures de ton brutales qui m'ont particulièrement secouées. Je ne vois que très rarement un film qui arrive à faire rire une salle entière de soulagement, puis appuyer un moment réellement dramatique et imprévu, mais agencé de manière organique et logique. Samuel Maoz joue complètement avec nos émotions et nous fait passer de l'horreur à un rire libérateur, puis à l'horreur encore, et enfin le rire, dans la reconstruction. Toute l'intrigue dramatique repose sur l'attachement profond d'un père à son fils. Père qui se retrouve mis en face de ses propres faiblesses en situation de crise, dans un dialogue s'approchant d'une vérité dérangeante. Samuel Maoz arrive ici à explorer en profondeur et sans concession la pensée des parents qui affrontent ce drame d'une manière très vraie et honnête, revendiquant lui-même l'importance de l'influence de Bergman sur son oeuvre, j'ai pu voir cette liberté et ce rapprochement des pensées profondes et des peurs qui m'a rappelé ce que j'avais éprouvé à la vision de Sonate d'Automne ou Les Fraises Sauvages.


En effet, ces dialogues sont à l'opposé de la bien-pensance. Avec Dafna, la mère qui dit qu'elle aurait du avorter, qu'elle est tombée enceinte sans le vouloir, qu'on l'a convaincue qu'elle serait heureuse mais que le quotidien est différent, qu'elle aime plus son fils que sa fille. Cela m'a également mis face à ma propre manière de repousser des idées jugées difficile, toute ces pensées terribles, qui peuvent traverser l'esprit et que l'on refoule, ou bien qui nous habitent et restent avec nous, avec la culpabilité de penser cela. Parce qu'elles sont bannies par la bonne pensée et le quotidien. Jugées tabous par le public, négatives. J'ai l'impression qu'il serait injustifié d'exprimer ce qui pourrai faire souffrir l'autre, et que ce sera également pris pour de l’égoïsme, de la gratuité. Dafna, se rendant elle-même compte que son propos est terrible, elle a l'impression que ses pensées ne devraient pas exister et sont le résultat d'une difformité de sa personnalité qu'elle se doit d'étouffer, mais l'importance du drame et la rancœur lui fait ressortir le pire. Cela m'a également fait me dire que l'on nous apprend depuis très jeune à enfouir des pensées négatives au lieu d’essayer de les comprendre.


A la manière de l'armée, qui est ici parabole de la société et de la normalisation. Au moment où le capitaine dit aux soldats d'enfouir l'affaire que ce n'est "jamais arrivé" à la suite de la mort accidentelle par mitraillette des quatre jeunes en voiture, au niveau du barrage. Meurtre accidentel à cause de soldats trop inexpérimentés qui obéissent mécaniquement au protocole. Il est préférable de ne pas assumer des actes ou des pensées, de les cacher, car c'est plus simple que de faire face.


Cela nous empêche de comprendre nos faiblesses et pourquoi on pense cela. Alors qu'il est possible de travailler sur cela, il est important de se comprendre et de ne pas rejeter cette partie de nous, qui nous permet de s'accepter. Je vois que juste le fait d'en parler permet de se rendre compte que l'on n'est pas défini seulement par cela et que c'est seulement ce que l'on ressent à ce moment, ou alors pour un ensemble de raisons autres, dues à la frustration, à un mensonge envers soi-même, ou encore un sentiment de colère. Le ton du film est à l'opposé de ce qui nous est "dit" de faire, quelle réaction on est censé avoir dans tel contexte, et cette liberté fait du bien et est bien plus humaine que ce que l'on peut voir tout les jours.


Samuel Maoz est un cinéaste qui me fait me dire que j'ai encore énormément à apprendre, que l'intensité dramatique se fait dans la simplicité et dans l'inventivité d'une mise en scène maîtrisée. Chaque scène a du sens, la répétition des situations suite aux changements d'ambiance marque énormément. Le cadrage, le travail sur le son, et l'éclairage servent l'histoire. Foxtrot est un film d'une intensité vibrante, provoquant une émotion rare, qui fait rire aux moments où on s'y attend le moins, qui prend le public à contre pieds dans une mise en situation qui perturbe complètement les codes de la dramaturgie et de genre. C'est un film qui évoque la profondeur des sentiments humains au moyen de métaphores puissantes, qui montrent bien plus qu'elles ne dénoncent, la place est laissée au spectateur de tirer les leçon qu'il perçoit, et c'est un aspect essentiel du cinéma, qui, au-delà d'être le reflet de son époque et de la société, doit également être le reflet de son public et du spectateur.

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le 18 avr. 2018

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