Roubaix, une lumière et Tromperie renouvelaient sensiblement le cinéma d’Arnaud Desplechin : en s’intéressant à d’autres thématiques, en adaptant un autre auteur, le réalisateur avait pris quelques distances avec ses motifs de prédilection. Il y replonge radicalement aujourd’hui, dans un drame familial qui convoque toutes les figures hantant ses récits depuis les origines : des personnages névrosés, la haine des siens, la vigueur de passions plus grandes que soit et la confrontation à l’épreuve du deuil.

Pour qui aime son cinéma, ces retrouvailles peuvent réjouir ; mais cette permanence peut aussi inquiéter tant elle confine par moments à l’autocitation. La Vie des morts, Comment je me suis disputé…, Rois et Reine, Un conte de Noël semblent ainsi égrenés au fil de cette intrigue où enfant et parents meurent, et ceux qui restent se déchirent. À ce stade, le cinéma de Desplechin devient une sorte de vivier, un nœud où bouillonnent ses obsessions et les motifs se déclinent presque à l’infini, à la fois pour confronter l’homme à ce qu’il craint (la mort) et conjurer ce qu’il a déjà traversé (comme, par exemple, des livres publiés pour régler des comptes).

La question du bout de course est d’autant plus prégnante ici que le cinéaste écrit sans entraves, et embrasse le mélodrame à cœur perdu. En découlent certaines sorties de route presque embarrassante : des larmes ou des gémissements exacerbés, des phrases éculées (« Ta colère s’effacera comme un dessin sur le sable ») et, surtout, un final qui, ne pouvant être ironique, s’avère vraiment problématique.

Pourtant, dès cette ouverture radicale, le cinéma de Desplechin continue de vibrer. Melvil Poupaud reprend là où le fidèle Amalric a toujours excellé, et se plie avec panache dans cette composition fiévreuse où l’on sourit pour acérer la haine, comme un masque supplémentaire à la tristesse d’un amour brisé. Les personnages de Desplechin avancent tous masqués, et passent par l’écriture, le théâtre, l’opium et les grandes phrases pour mimer la maitrise. Son cinéma en fait nécessairement trop parce que les individus composent avec des passions qui les dévorent et qu’ils essaient de dompter. En affiche géante dans le métro parisien, reclus dans la campagne en attente de construire une route qui permettra enfin de revoir les siens, les protagonistes font de leurs contradictions des éclaboussures compulsives. Il en ira de même pour les personnages secondaires, qui, pour rester près des grands blessés, partagent avec le sourire leur douleur : une compagne qui prétend vouloir être la femme d’un paria, un ami qui partage la défonce ou une fan transie de l’actrice qui se nourrira de sa souffrance plus que de tout autre chose.

Car ce Frère et Sœur, comme tous les autres films du cinéaste, est avant tout un récit de l’incarnation : la violente concentration de toutes les thématiques universelles au sein d’individus trop étroits et modestes pour les contenir. C’est à sa formidable direction d’acteurs qu’il se reconnait : Cotillard et Poupaud se fondent intensément dans son univers, en dignes héritiers d’Amalric et Devos, accroissant ce sentiment étrange que cette tragédie est vouée à traverser les générations. Et à la manière dont les personnages se dirigent avec atermoiements vers le pardon, on saura en excuser les outrances.

(6.5/10)

Sergent_Pepper
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Festival de Cannes 2022 : films vus

Créée

le 22 mai 2022

Critique lue 4.2K fois

39 j'aime

3 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 4.2K fois

39
3

D'autres avis sur Frère et sœur

Frère et sœur
Sergent_Pepper
7

Tous en haine

Roubaix, une lumière et Tromperie renouvelaient sensiblement le cinéma d’Arnaud Desplechin : en s’intéressant à d’autres thématiques, en adaptant un autre auteur, le réalisateur avait pris quelques...

le 22 mai 2022

39 j'aime

3

Frère et sœur
William-Carlier
1

Et... ta mère aussi !

Il n’est jamais agréable de constater le piètre jeu d’un acteur que l’on apprécie, surtout lorsqu’il est dirigé par un auteur. Le film d’Arnaud Desplechin est une souffrance constante, paralysée par...

le 23 mai 2022

37 j'aime

3

Frère et sœur
Moizi
7

Maladroit par moments, mais touchant

Après avoir été déçu par Tromperie il y a quelques semaines, voici déjà que le nouveau Desplechin sort déjà en salles et je dois dire qu'après m'être pas mal emmerdé avec son film précédent, j'avais...

le 18 juin 2022

12 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

774 j'aime

107

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

715 j'aime

55

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

617 j'aime

53