Girlfriend experience
William Burroughs, inventant le cut-up, voulait faire effectuer à la littérature un « bond en avant narratif identique à celui du cinéma ». Coupant littéralement des journaux en quatre, puis...
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le 11 juil. 2011
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Les rencontres prennent une autre tournure avec la culture du rapport de force. Quelle rencontre n'en est pas dénuée, me direz-vous ? Même le mariage, qu'on vante tant ces derniers jours, est le triomphe de la prostitution ! (critique écrite au moment du "mariage pour tous"). Qu'on se comprenne bien ! On parle beaucoup d'argent ici, dans ce film, de faire de l'argent, de liquidités et de valeurs d'échange. Mais ce n'est pas l'argent ni même le patriarcat (biologique ou sociohéréditaire) la cause problématique. Le patriarcat et l'argent, ce sont des moyens conséquents, des vecteurs, qui ont le don de nuance et de mesure sur la cause. Nous pourrions tout à fait concevoir un monde avec de l'argent en abondance s'il était utilisé avec escient. En revanche, nous ne pouvons pas concevoir ce monde sans rapports intentionnels de force. En effet, il en faut de l'intention et de la volonté d'entrer dans ce type de rapports. Il en faut de la conscience pour se justifier à soi-même et s'assurer que son action est bonne.
Si nous évoquions le consentement, je pourrais très bien vous dire à quel point il varie d'un être à l'autre, dans l'Histoire et dans la vie d'un être. Il varie tellement dans son éclairage qu'il n'est guère possible de concevoir un instant d'accorder toute la responsabilité à l'individu. Cela ne peut donc pas être le consentement, la cause problématique. J'insiste donc à dire qu'à mon avis le rapport de force régit le sens de l'exploitation. Je m'arrête là dans l'épistémologie de Girlfriend Experience car s'interroger sur la cause, la valeur et la portée des rapports des forces revient à s'éloigner de l'oeuvre et ce raisonnement qui s'arrête ne brusque en rien la valeur démonstrative et le fait que le film ne repose que sur l'existence non décelée d'un rapport des forces (exacerbé ?).
Pourtant il en faut un raisonnement solide et bien audacieux pour oser acquérir une nuit de charme, acquérir un corps dans la continuation logique de la traite humaine, de l'acquérir sans autre différence qu'un produit de consommation, fusse-t-il en tête de gondole. Que c'est excitant ! Non, le rapport de force qui implique l'intention de payer en vue de l'acquisition d'un service sexuel jetable, adaptable, servile, docile, disponible et personnalisé semble bien un point d'ancrage solide pour que je commence mon tour du propriétaire Soderbergh. Quelle autre cause sinon, aussi banale, pourrait expliquer cette exploitation irrationnelle et les inégalités héréditaires non naturelles dont regorgent ce film ?
Comme chacun sait les rapports de force sont au moins deux champs de force qui s'affrontent et, de ma connaissance, je ne connais pas de rapports de force qui soient équivalents (sinon ils ne constitueraient pas un rapport mais la loi du plus fort, sans résistance face à elle) ou qui soient équipotents (de même force autrement dit). Je ne sais pas si tu as déjà vu deux chats se disputer une place, c'est assez intéressant à regarder. On pourrait croire que les deux sont de même force mais non, dans une nuance qui est quasi-impalpable, il y en a un qui, dans le pire des cas, est assis, qui ne fait rien de plus que de tenter toutes les cinq minutes la place occupée mais convoitée, et il y en a un autre qui est sur la défensive, ronronnant, souvent couché en boule. Oui, il y a un dominant et dominé dans tout rapport de force.
Dans le cadre de notre histoire, Chelsea (qui est aussi le nom d'un hôtel anciennement décadent, aujourd'hui rentré dans le saint ordre dominant, mis en image par Abel Ferrara) propose un service qu'elle tarife elle-même, c'est-à-dire qu'elle organise un rapport marchand du prix que vaut son rapport (sexuel entre autres). Ce rapport incorpore le prix qu'elle estime être juste en compensation de l'effort productif physique, psychique, sociale et économique qu'elle met en oeuvre. Parce qu'elle est maître de ses actes et que sa propriété privée est son corps, on peut penser que le rapport de force est en sa faveur. Et d'ailleurs, on peut penser qu'elle renverse le rapport de force de ce fait. C'est le film idéal, toutes conditions réunies, pour se questionner sur le pourquoi, la cause de ces rapports de force : il s'agit à mon sens du culte vouée à la propriété privée. C'est elle qui organise les inégalités. Alors l'originalité de ce film est que le droit à disposer de son propre corps et la propriété privée sont intimement liés.
Plus le film évolue (et donc le temps), plus le prix psychique et social entre en contradiction avec le prix qu'elle estime de l'effort qu'elle déploie dans la prestation de ses services. Ce prix n'est plus compensatoire. Pour cette raison, et cette raison unique, je pense aussi que le rapport de force n'est pas renversé, alors qu'il était en passe de l'être.
J'en ai eu des a priori avant de voir ce film. Je n'aime pas la manière de Soderbergh. C'est irrémédiable. Et quand j'ai lancé le visionnage du film, je ne m'attendais à voir un "Sleeping Beauty" que j'ai vu et qui m'a fort déplu. Peut-être est-ce cette haine contentieuse qui a décuplé mon intérêt soudain. Mais la base du film est belle et bien là. Surtout belle.
Hé oui ! Comme dans un film pornographique, la phallocratie exige que l'unique centre d'attention soit une femme, ici Sasha Grey. Je m'arrête quelques instants pour exprimer à quel point ce choix me paraît judicieux en dehors des qualités de jeu.
Dès l'entrée, le goût du dessert envoie toute son amertume. Loin des îles flottantes et du serpent monétaire, le rapport de force abolit les enjeux. Il abolit la frustration de ne pas remplir cet objectif de performance. Tous les moyens sont bons pour y parvenir. Que les rapports sociaux deviennent factices, qu'ils soient supplantés par une domination irrémédiable, ne posent aucun problème à l'ego et à cette perspective précieuse et narcissique de faire l'amour à ce que l'on a conquis.
De ce fait, il n'y a plus de vie dans cette femme. Comme cela lui sied à merveille d'être évidée par le siphon ! C'est à y observer toute la consécration d'une courte carrière ! Soderbergh choisit Sasha Grey non seulement par un racolage justifié mais parce que ce choix relève de l'impeccance. Il ne commet aucune faute en offrant sur un plateau d'argent ce rôle. Sasha Grey est en temps normal une des prêtresses de la pornographie alternative. Son nom et ses yeux gris de diamantaire sont ceux de l'incarnation de ceux qui viennent de nulle part, qui survolent les désillusions parce qu'ils n'ont plus rien au départ. Sasha Grey est dépossédée tandis qu'elle fréquente tous ces possédés d'intentions visqueuses, tous ces obsédés de la moëlle scrofuleuse et du chancre mou. Il n'y a plus rien avant même de commencer la rencontre, le déjeuner. Il n'y a plus rien.
http://www.dailymotion.com/video/xrv1c_leo-ferre-il-n-y-a-plus-rien_music#.UMidn-SzJ8E
Comme le bétail, elle n'a ni passé ni avenir. Elle n'a que la culture du présent pour falsifier l'épanouissement intime et son bonheur. L'Alt-Porn a quelques liens avec les sous-cultures qui promeuvent ces états d'esprit. Sasha Grey a plutôt exercé dans les ambiances gothiques, celles-là même qui dressent la mélancolie moderne en fond de décor. Par ailleurs, son personnage, Chelsea, répond très clairement dans le film lorsque vient la question de la nécessité d'être liquide : "C'est ce que je fais" dit-elle. La liquidité, sensée être un symbole érotique, passe pour une aptitude d'un service sexuel et sa capacité à se transformer en monnaie. Sasha Grey est liquide dans cette période de crise financière et pourtant du culte de la performance permanente. Les lits sous plastiques qu'elle fréquente ne sont jamais loin des appareils de musculation... Elle n'a d'autre choix que d'être liquide dans cette "société liquide"(1) et, en même temps, elle y trouve un certain talent. Soderbergh peint à la Rossetti le portrait immersif d'une femme et ce qui anime sa conscience, tout en obéissant de manière liquide à l'ordre social des choses et des moeurs. Il peint une femme symbolique dont les traits m'ont rappelé le préraphaélisme. N'ayez pas peur de ce mot ! Il désigne juste ce courant de peinture qui avait la volonté d'être anticonformiste, antiacadémique en Angleterre. Ce courant voyait la morale se perdre dans la cupidité d'une révolution industrielle qui courrait déjà à la perdition, qui niait les besoins humains pour les beaux yeux du profit. Alors il a utilisé des procédés antinaturalistes, des perspectives louches, des couleurs criardes, des thèmes poétiques et spirituels pour retrouver la grandeur de la peinture de la Renaissance italienne et flamande. C'est un mouvement artistique hautement critique et qui fut accablé de tous les maux. Voilà, maintenant, vous comprenez mieux le parallèle avec ce portrait de Sasha, d'une beauté ambivalente. Nul ne sait si son comportement ou sa vision des choses permettra à sa vie de se dépasser, de transcender toutes les performances en demeurant liquide mais une chose est certaine : elle est un symbole entier, jocondien au paysage désolant. Elle est la pin-up disparue, de celles qui se sont évanouies avec l'avènement de consommation de masse (elle fera le détail précis de ses vêtements plus d'une fois pour désacraliser la sainte putain, pour nous vendre de la putain démocratique).
https://www.youtube.com/watch?v=rgOrcUiBGlk
Elle est aussi la dépravation morale et critique, invoquée dans le préraphaélisme, due à l'avancée l'industrie comme nous avions déjà pu le constater dans "Des hommes et des monstres" de Balabanov.
https://www.dailymotion.com/video/x1019ny
Chelsea n'est pas critique. Mais dans la dualité des masques, Sasha l'est, elle, très critique. Cela fait partie d'ailleurs du mouvement gothique que d'être profondément critique au point de ne plus être réactif, au point de d'être parfois romantique, théâtral ou réactionnaire. Sasha fait partie de cette catégorie cynique, de celle qui se confondent et s'habillent de confusion pour mieux empoigner la valeur essentielle des choses. Dans son métier et dans l'Alt-Porn, Sasha Grey est habituée aux dégradations morales et physiques. Le fait de provenir d'une famille très pauvre a permis de développer chez elle un goût aussi particulier que prononcé pour les atteintes à l'intégrité, ce qui a sans forgé son acceptation, son indifférence et ses impostures multiples. On ne sait pas de quelle catégorie sociale provient Chelsea mais il nous est largement permis de penser que l'argent et son absence ont modelé le psychisme de ce personnage. Elle est un portrait allégorique du système. Le système vu comme une traînée confondante mais qui n'en passe pas pour une. Pour cette raison, le personnage m'a rappelé la mannequin convoitée dans Le Capital de Costa-Gavras ou encore le personnage centrale de Showgirls de Paul Verhoeven. Et d'une manière plus globale, on pense à un de ces zombies à la Romero. J'ai pensé à cette phrase très sensée dite par un psychotique délirant dans Titicut Folies : le capitalisme est la femelle du monde en chaleur. Que ce soit Chelsea ou Sacha, elles s'adaptent et, par leurs adaptations, nous immerge. Liquide.
Chelsea, la poule en coffret deluxe, ou Sasha, la star pornogoth, n'ont pas nécessairement la vocation que la société leur prête contre leurs bons et loyaux services. La notoriété ou le plaisir à exercer sont des conséquences de la nature fonctionnelle de leur masque interchangeable. C'est même une affaire de gestion (cf. scène du coton-tige et son contre-coup, cf. scène du mauvais choix fait entre son intimité et sa vie professionnelle). Je pense qu'une des vocations les plus probables est le paradoxe d'être nue en cachant son être. Car si elle ne le faisait pas - et l'une des scènes finales avec David le montre - non seulement elle nierait et dépasserait la fonction recherchée mais elle renverserait également le rapport de forces. D'ailleurs, cette scène se termine par tout sauf le sexe. Leur vocation se résume à des numéros d'équilibriste, de funam-bulle, à ces numéros spécialisées qui les distingueront d'autres artistes. Et c'est seulement par cette distinction que viendra la reconnaissance. Dans Girlfriend Experience, Chelsea est effaçable comme seul le présent peut s'effacer. Elle est indistincte dans sa silhouette.
La réalisation est léchée, se cache parfois dans les scènes de rapports sociaux mais ne lèche pas sa silhouette. Ce qui intéresse Soderbergh, c'est le visage. Pas le camouflage. C'est pourquoi il organise une narration alternée avec une séquence où Chelsea est interrogée par un journaliste. Ce journaliste lui sert de miroir et ce miroir lui paraît à maintes reprises irrationnel et sans emprise. Mélancolique en somme. Au travers de ce miroir psychologique, on pressent que le seul mouvement qui lui soit possible ressemble à la transgression, au mouvement du traumatisme. Elle est en-dehors des conventions sociales archaïques pour en dresser la satire implacable. Nous nous trouvons, en sa compagnie, en-dehors de la norme. Pour preuve, elle se cache de ses connaissances habituelles, des fantômes accompagnés de son double, des fantômes qu'elle évite soigneusement. Nous nous situons tout de même dans une norme paradoxale puisque la psychologie de Chelsea et le fonctionnement auquel elle obéit appartient à une normalité. Une normalité puisque le film paraît dans les salles, il a été largement distribué et il a été filmé par un réalisateur notoire qui plus est ! Même que l'un des romans les plus vendus ces derniers temps s'intitule "50 nuances de... Grey" *. Chelsea est le nouveau dédain, le même qui servait de stratégie aux dames dans les jardins de courtoisie et qui avait le don de les sauvegarder des abus. Le regard gris de Chelsea est un regard qui anticipe les désillusions. Un regard blindé qui affirme qu'il ne peut plus être abusée, dans son intimité de couple ou dans sa profession.
Le film s'intitule "Girlfriend Experience". Il s'agit d'un titre qui prend un point de vue extérieur à la vie de Chelsea. C'est un des seuls éléments à ne pas être immersifs, avec quelques scènes. Il serait un peu ridicule de ne pas s'attarder ce qui différencie la profession de Chelsea de sa vie de couple avec Chris. Tout au long du film, s'alternent en parallèle des scènes de la vie domestique où des questionnements se mettent en place. Comment lier Chelsea à la domesticité ? Est-elle elle-même quand elle côtoie l'homme qui partage son existence ? Qu'a-t-elle dans la tête lorsqu'elle lui fait un câlin ou l'amour ? Se liquéfie-t-elle ? Non, Chelsea, sur ce point, n'est pas aussi liquide avec Chris qu'avec un autre. Elle est malgré tout évitante dans ses renseignements mystérieux ou au compte-goutte. Son évitement génère d'ailleurs une frustration chez son amoureux qui consent à sa fonction tant qu'elle est disponible. La différence entre l'intérieur et l'extérieur du couple, c'est la frustration. Tandis que d'autres allongent quelques sesterces pour s'arroger de la frustration, le rapport non marchand que Chelsea entretient dans la construction de son couple est en mesure de l'annihiler. Tout comme s'annihile le passé et l'avenir chez elle. L'épanouissement amoureux, assez sommaire, se réduit comme une peau de chagrin tandis qu'elle met en jeu son couple à chaque rencontre "choisie".
Le film est court et pourrait passer pour un moyen-métrage. Le point négatif que je vois est que l'essentiel de cette critique a été pensée lors des vingt premières minutes, hormis quelques scènes d'approfondissement psychologique. Comme dans Sleeping Beauty, quelques scènes sont redondantes et l'espèce de clip sur la fin est fort déplaisant. Beau de références déjà citées, j'en rajoute une autre : "Le Pornographe" de Bertrand Bonello avec Ovidie, sorte de Sasha Grey, entre autres.
http://www.dailymotion.com/video/x146iy_bande-annonce-le-pornographe_shortfilms#.UMqDqeSzJ8E
L'une des dernières scènes révèlent à notre connaissance un constat fatidique pour Chelsea : "Les diamants ne s'échangent pas, c'est un mythe". Chelsea aura beau jouer les prestidigitatrices, les équilibristes, les impostures troubles, le gris de ses yeux reflète une expérience qui ne trahit pas.
Merci à ceux qui auront lu (même un peu).
(1) Le sociologue polonais Zygmunt Bauman utilise l’expression de «vie liquide». L’idée de société liquide – qui s’oppose aux sociétés solides du passé – est une métaphore de la situation actuelle de l’individu dans la société, qui ne s’intègre au tissu social qu’à travers l’acte de consommer.
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Créée
le 30 juil. 2022
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