Posons le contexte de ce documentaire : il restitue la vie de Timothy Treadwell, un écolo passionné qui passa 13 étés en compagnie des grizzlis d’Alaska, les fréquentant au mépris de toute prudence, et se filmant en permanence, jusqu’à sa mort, dévoré vivant avec sa compagne par l’un d’entre eux.
Werner Herzog, qu’on peut considérer comme un expert en matière de clivage mental, s’empare des centaines d’heures de rushes de l’énergumène et tente d’en brosser un portrait.
Le résultat est tout simplement incroyable.
Au-delà des images, déjà impressionnantes, des ours dans leur habitat naturel, et de la compagnie fidèles de quelques renards, l’animal qui va le plus attirer l’attention est sans conteste Treadwell. Ses confessions à la caméra donnent l’occasion rare de faire face à la folie dans toute sa splendeur ; Treadwell peut être considéré comme une version radicale et encore plus barrée de Christopher McCandless, le protagoniste d’Into the Wild. On abandonne ici tout lyrisme panthéiste au profit d’une immersion dans un délire d’une prolixité rare. Treadwell hait les hommes au point de souhaiter devenir un ours, leur parlant non pas tant pour les humaniser (ce qu’il fait, de façon aussi pathétique qu’insensée) que pour intégrer leur communauté. Avec tout ce que l’Américain névropathe peut avoir d’hystérique, à grands renforts de « I love you » et d’anthropomorphisme immature, le documentariste est un enfant, idéalisant un monde pour mieux fuir celui dans lequel il est inadapté.
A mesure que les bandes défilent, la personnalité démente du personnage prend toute la place : ses confessions, sa paranoïa contre les braconniers, ses impressionnants décrochages haineux à l’encontre des gardes de la réserve naturelle (dont les restrictions semblent cependant tout ce qu’il y a de plus raisonnable), tout concourt à un portrait hors-norme. On peut s’étonner de la position d’Herzog à l’égard de son sujet, ne prenant ses distances qu’à deux reprises, alors qu’on ne peut qu’être d’emblée saisi par sa folie.
Il faut bien entendu un égo surdimensionné pour tenir dans de telles circonstances : Treadwell ne cesse de rappeler qu’il brave la mort, qu’il est le seul à protéger les ours (ce qui est totalement illusoire) et qu’il comprend ce monde comme personne.
Ce qui passionne en outre Herzog est la posture du documentariste, métier qui occupe désormais toute sa carrière : la façon dont il dissèque la mise en scène de ce cinéma prétendu de vérité occasionne des séquences passionnantes. Obsession de Treadwell pour faire croire qu’il est seul quand ce n’est pas toujours le cas, nombreuses reprises de ses monologues, dérapages, découragement face aux intempéries, le personnage est scruté par Herzog qui fait un travail de montage remarquable. Alternant avec quelques témoignages de proches (la plupart au diapason de la démence du bonhomme, surtout les femmes), il ménage une dynamique démonstrative redoutable, dévoilant progressivement ses différentes facettes, de plus en plus inquiétantes.
La fascination du réalisateur s’explique facilement : il le dit lui-même, cet échange parfois violent avec la caméra le renvoie à ses propres expériences, à la différence près qu’il s’écharpait avec un comédien quand Treadwell joue sur les deux pôles. Le documentaire encadrant (celui d’Herzog) prend alors un sens salvateur : il a non seulement décrypté le travail de son collègue, en a révélé les limites, rendant au passage hommage à son courage inconscient, mais il a surtout permis d’accéder à une nouvelle vérité : celle de l’indifférence des animaux et de l’hostilité de la Nature.
Un documentaire absolument indispensable.