Téléfilm à Oscars : pour une redéfinition de la cécité artistique

Une quinzaine années que Van Sant était sur ce projet ; et il en fait un téléfilm à Oscars niaiseux à souhait. Harvey Milk a été le premier superviseur (équivalent de conseiller municipal) ouvertement gay des Etats-Unis (années 1970). C'était aussi un activiste et son assassinat (doublé de celui du maire de San Francisco) puis la clémence en faveur de son meurtrier en ont fait un martyr de la 'communauté' gay. Milk avait laissé des enregistrements en cassettes, à écouter après sa mort en cas de disparition violente. Il a inspiré plusieurs œuvres, mais Gus Van Sant est le premier à faire son biopic, en 2008, juste après son Paranoid Park.


Gus Van Sant reprend cette anecdote des cassettes audio et retrace les grandes lignes de la vie de Milk. Il est conforme aux traditions du genre, construit avec efficacité et sobriété, vaguement prenant pour peu qu'on soit réceptif. Toutes les facilités et démagogies y sont. Tous les angles morts aussi. Les personnages, surtout antagonistes, sont mixés à la caricature. Par exemple, Briggs le promoteur de la loi se retrouve à bafouiller pendant une longue scène pour bien illustrer le conservateur 'pris en défaut', alors que Milk ne vient qu'ajouter une réflexion stupide pour court-circuiter celle de son adversaire. La rhétorique de nuls vs les postulats reacs aberrants.


Le spectacle est gentil, presque aimable, mais il ne faut surtout pas réfléchir ou vouloir sortir de la torpeur, sans quoi la bêtise du programme serait trop éclatante – nous poussant alors dans la position du connard réfractaire à une initiative remplie d'une si noble volonté. Car celle d'Harvey Milk, l'homme du XXe, l'était, noble ; tellement que ses points Godwin sont légitimes. Mais la vision portée par le film est d'une puérilité très brutale, d'une frivolité exemplaire. De l'assassin Dan White, il fait un libéral homophobe, disposition dont le moteur est bien sûr le refoulement de sa propre homosexualité.


Les alliés sociaux et politiques d'Harvey n'existent pas dans le film, seuls les gays inclus dans ses groupes sont à l'écran, tous égaux dans la figuration. Van Sant rate soigneusement toutes les opportunités. Lorsque Milk crée, au départ du film, son restaurant le Castro et qu'il devient un lieu de rassemblement gay, Van Sant ne s'intéresse pas davantage au sujet ; ni au fonctionnement du Castro, ni à la dynamique autour de lui. Milk dit lui-même que les boutiques « avec lui florissaient », les autres sont en faillite. Mais ce poids concret des gays (dans la société civile ou à San Francisco en particulier) n'intéresse pas Van Sant manifestement. Il est plus obnubilé avec son camarade Sean Penn par la confection d'un portrait sans aspérité de gay bien 'propre', un peu précieux et fofolle aux entournures, mais surtout optimiste et responsable.


Cette manie d'éluder est au cœur de la démarche après tout ; à l'ouverture, Milk est petit fonctionnaire évanescent, réalisant (sans aucun stress) qu'à 40 ans il n'a toujours rien fait de sa vie. C'est le moment où il rencontre James Franco, dont il est l'aîné de dix ans et qui va l'introduire dans la vie gay. On ne saura rien de plus sur le parcours de Milk, parce qu'il faut faire son hagiographie. Et ce n'est pas seulement qu'il manque de zones d'ombres ou de failles, c'est simplement qu'il n'a aucune consistance en tant qu'humain, aucune vie ; et surtout, ce caractère de faux mou épanoui. Il est présent dans son mythe en restant un petit être lunaire auquel Sean Penn donne corps – l'acteur est parfait pour interpréter l'activiste progressiste 'pénétré' bien brave et insupportable.


Comme approche politique, comme témoignage sur l'histoire ou reportage sur les faits : c'est médiocre. Van Sant a dressée une bluette ridicule. Rétrospectivement, elle jetterais presque le discrédit sur ses points de vue 'engagés' (Elephant) ; heureusement ce n'est pas nécessaire pour révéler la fadeur profonde d'Elephant, produit aussi sincère(ment vicié) qu'opportuniste. Mais tout ça n'est pas tellement dérangeant, pas plus qu'une occasion manquée. Le constat plus perturbant est formel. À quelques inserts près (les archives et fake archives, de rares effets carte postale du bonheur et de la liberté) et un assassinat au théâtralisme étrange (genre de bug), c'est le néant artistique.


L'absurde Gerry se caractérisait par des parti-pris esthétiques notables, indépendamment de la valeur qu'on peut lui prêter ; ici, rien, le spectateur est posté devant le film fainéant et incolore de base exécuté avec de gros moyens et l'ombre de talents attentistes. Le premier grand succès de Van Sant a pourtant été My Own Private Idaho, objet très original par son style comme par sa représentation des homosexualités. Harvey Milk n'est pas désagréable, mais c'est un film à voir entre deux tisanes chez mémé, qui à moins d'être antigay à un degré très avancé risque elle-même de rester stoïque. Sinon elle pourra se sentir profondément émue par une si belle leçon de courage, ce que tout le monde est invité à faire ; réflexe nécessaire pour les fans de Van Sant s'ils veulent garder à distance l'évidence que leur chouchou vient de battre des records de platitude.


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le 31 janv. 2015

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