Hiroshima
7.3
Hiroshima

Film de Hideo Sekigawa (1953)

[Critique publiée dans CinéVerse]

C’est vrai, les enfants sont parfois pénibles. Ils crient, ils pleurent, ils veulent jouer, ils veulent manger, ils cassent le téléviseur Samsung 4K chèrement acheté en 10 fois sans frais chez Cdiscount. C’est vrai, ils sont souvent insupportables. Serait-ce cependant une raison suffisante pour leur envoyer une bombe atomique sur leurs petites joues roses ? En 2021, nous répondrions non, pour la plupart d’entre nous. En 1945, les USA avaient un avis différent, et des méthodes éducatives quelque peu expéditives. En adaptant le livre de Arata Osada Les enfants de la bombe, Hideo Sekigawa témoignait dès 1953, en précurseur, du martyre d’Hiroshima. Invisible pendant près de 60 ans, bien avant le Tombeau des Lucioles de Takahata ou Pluie noire de Imamura, cette œuvre de mémoire sobrement intitulée Hiroshima, ressort ce mercredi 28 avril dans une version remastérisée chez Carlotta Films.


Ce lundi 6 août 1945, peu avant 8h, le bombardier américain Enola Gay croise un ciel sans nuage au-dessus de l’océan pacifique. Fendant placidement les airs, cette cigogne cuirassée transporte un turbulent petit chérubin vers les foyers japonais : un dénommé Little Boy, premier rejeton atomique de l’humanité. Dans quelques minutes, il sera le cauchemar des cours de récréation nippones. En montage alterné, c’est une matinée comme une autre dans une salle de cours élémentaire de la ville d’Hiroshima, sous la direction de l’instituteur Kitagawa (Eiji Okada, vu dans Hiroshima mon amour). La narration joue sur la temporalité, et le spectateur ne sait pas vraiment si ces petites têtes brunes sont celles sur le point d’être vaporisées par la bombe A, ou bien celles, à peine plus chanceuses, qui en subiront les séquelles radioactives. Il s’agit en fait d’une classe d’après-guerre, où la plupart des enfants, irradiés, sont en proie à diverses formes de cancers et de leucémies. Choqué par l’agonie d’une de ses élèves, le professeur Kitagawa décide, en flashbacks, de leur expliquer ce qu’il a vu à Hiroshima.



Japon, année zéro



Comment témoigner de la mémoire de la destruction par le procédé cinématographique ? C’est la grande question que se pose tout cinéaste, et Sekigawa avec eux ; faut-il montrer le cataclysme par l’image, au risque de réduire l’évènement à son apparence ? Ou bien utiliser un procédé d’allégorique, mental, quitte à escamoter le choc visuel ?


Comme dans Allemagne année zéro de Roberto Rossellini (1948), Hideo Sekigawa fait le choix de la reconstitution frontale, directe, non seulement des conséquences de la catastrophe, mais de la catastrophe elle-même. Il le fait au moyen de prises d’images évidemment très crues, proches du cinéma de genre, de corps brulés, d’enfants mutilés, de charniers à ciel ouvert. La photographie expressionniste est saisissante, et évoque aussi bien le cinéma allemand de l’entre-deux-guerres que le plus pur yûrei-eiga japonais, le film de fantômes. Les longues processions de ces morts-vivants irradiés, hagards au milieu des ruines, feraient presque passer George Romero pour le réalisateur de Jojo Rabbit. Dans ce récit choral où les scénettes tragiques s’enchainent comme autant de vies morcelées, en sursis, ruinées par la maladie, nombre de protagonistes sont incarnés par de véritables survivants de la catastrophe. Une manière sans doute pour le réalisateur d’ancrer son témoignage cinématographique dans le réel. Si pour certains, le résultat à l’écran pourra sembler impudique ou « abject » (comme le disait Jacques Rivette du Kapo de Pontecorvo), le choc des séquences est toutefois indéniable.



« Tu n’as rien vu à Hiroshima »



Quelques années plus tard, Alain Resnais pour Hiroshima mon amour fera la démarche inverse, en usant d’un récit métaphorique plutôt que descriptif. Il concluera ainsi sur l’impossibilité pour le cinéaste, selon lui, de retranscrire la mémoire de la catastrophe directement à l’écran – bien qu’il emprunta nombre d’images de ce Hiroshima dans son propre film. Si la différence d’approche est aussi sensible et radicale, c’est probablement parce que le bombardement d’Hiroshima est un impensé de la destruction de l’homme par l’homme. C’est une horreur inimaginable, « infilmable », qui plus est après l’armistice, quand les « gentils » Alliés ont réussi à battre les « méchants » de l’Axe. Comment dépeindre ce Guernica radioactif, cet holocauste nucléaire, cet apocalypse sur Terre ?


Longtemps censuré par l’occupant américain, Hiroshima fut tout d’abord considéré comme exagéré et anti-américain, les idées communistes de Sekigawa prêtant bien le flanc au discrédit occidental dans un contexte de guerre froide. Mais les faits sont têtus, et si le cinéma de l’époque découvrit progressivement la couleur, il dévoila aussi que le monde n’était pas en noir et blanc. 110 000 morts civils. Ce nombre, ce n’est pas que le bilan de la gestion du Covid par Emmanuel Macron. C’est le bilan humain de l’explosion nucléaire ce jour là. 110 000 civils, ce n’est peut-être qu’une statistique, qu’une somme de chiffres dans un livre de comptes. Mais ce nombre révélé fit l’effet d’une bombe, et la fable du Bien contre le Mal ne tint plus.



Volonté d’oubli et devoir de mémoire



Hiroshima est un rappel de la conscience collective, sur un drame trop douloureux pour être souvenu ou représenté. Au sortir de la guerre, les japonais voulurent oublier ces évènements, l’humiliation de la défaite militaire, la fréquentation des hibakusha, les exposés à la bombe. Dans le même temps, la mauvaise conscience américaine ne voulut pas ébruiter l’ampleur du nombre de victimes innocentes, qui ne collait définitivement pas avec le roman du libérateur victorieux de la Deuxième Guerre Mondiale.


Les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, du fait qu’ils ne visaient aucun objectif militaire, sont depuis régulièrement présentés comme un crime de guerre perpétré par le président des Etats-Unis Harry Truman. En 2016, son successeur Barack Obama, en visite au mémorial d’Hiroshima 71 années après les faits, ne contestait toujours pas la légitimité de ce bombardement de civils. À défaut de reconnaissance, de justice et de pardon, il reste encore le cinéma pour représenter la souffrance des peuples.

Kieros
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le 4 sept. 2021

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