Je n'écris pas d'habitude de critiques « sérieuses », mais cette fois ci je ne pouvais pas y échapper. Car si jusqu'à présent, Le bon, la brute et le truand, qui m'avait fait en quelque sorte découvrir le grand cinéma quand j'étais enfant, avait toujours été mon film préféré, force est de constater que Interstellar a désormais pris sa place.


Il y a les grands films, qui m'emportent et me subjuguent, mais qui restent, en fin de compte, de simples films. Et puis il y a des films, comme Interstellar, extrêmement rares, qui me font me dire « même moi, si j'étais réalisateur, jamais je n'aurais pu faire un truc pareil ». J'en viens même à me demander comment un être humain a pu concevoir cela, imaginer et retransmettre à l'écran une vision si singulière. Le réalisateur joue évidemment un grand rôle dans la création artistique, et je considère maintenant Christopher Nolan comme un grand réalisateur, mais il y a un moment où un film va au delà, où la magie du cinéma opère, où toutes les composantes du septième art s'assemblent et forment un tout de manière si harmonieuse, à un niveau que l'artiste lui même n'avait pas prévu. Interstellar est rempli de ces moments, mais la scène de l'amarrage à l'Endurance en rotation est probablement l'exemple le plus frappant : la musique orgasmique, les images, la composition des plans, le montage, l'éclairage, les bruitages, les dialogues, les acteurs retranscrivant parfaitement le stress de la situation aussi bien psychologique que physique. Tous ces éléments se complètent parfaitement pour former une scène d'anthologie. Le contexte est également primordial, puisqu'il s'agit ici pour Cooper d'un acte de foi sur lequel repose la survie de toute l'humanité. Comme le dit Cooper, la question n'est pas de savoir si l'entreprise est possible ou non, le fait est que c'est une nécessité. L'Endurance, avec sa forme circulaire et ses douze modules, évoque une horloge, et la voir, vue d'en dessous, tourner au son des orgues reprenant de plus belle nous fait rentrer dans une sorte de transe religieuse. La tentative de Cooper de réaligner les deux engins, telle la resynchronisation de deux montres, est une métaphore de son désir de rattraper le temps perdu. Le temps, réel antagoniste du film, est présent jusque dans le tic tac de la bande son de Zimmer. Un pur moment de cinéma.


Bien qu'il y ait un aspect inexplicable à l'existence d'un tel film, il faut saluer Nolan qui a fait preuve de génie en réalisant tous les bons choix. Rarement les décisions d'un réalisateur n'ont été aussi déterminantes dans la réussite d'un film : l'idée d'utiliser des orgues pour la bande son, en s'inspirant de sonorités et d'ambiances de Koyaanisqatsi, nous donne l'une des plus belles partitions de film que j'ai pu entendre, et l'osmose entre les images et la musique est inégalée. C'est tantôt onirique, émouvant, intense, nostalgique, épique, des fois tout ça à la fois. Le thème principal, une répétition de deux notes utilisé principalement pour les scènes d'émotion, est d'une simplicité et d'une puissance émotionnelle désarmantes. Mais surtout, la musique et par extension le film nous hantent. C'est une expérience hallucinogène.


Le choix de Matthew McConaughey, qui à l'époque de son casting était encore considéré comme un acteur de second rang, est également visionnaire et il livre ici une performance sincère et bouleversante, doté d'un charisme nous renvoyant aux héros des grands classiques américains. Toutes les performances du film sont excellentes, de Jessica Chastain et Mackenzie Foy, avec leur Murph impétueuse et brillante que l'on ne peut s'empêcher d'adorer, on ressent avec elle sa joie quand elle découvre le message de la montre, à Anne Hathaway et Matt Damon qui donnent une dimension assez fascinante à leurs personnages.


Au niveau de la réalisation également Nolan a tout compris. Les nombreux gros plans sur visages (j'ai toujours eu un faible pour ceux ci, d'où j'imagine mon attirance pour le cinéma de Leone) donnent un coté iconique et intemporel aux personnages. Le choix de filmer l'espace principalement avec la caméra fixée aux vaisseaux, d'avoir énormément de plans resserrés, donne l'impression de faire partie du voyage, l'expérience est viscérale et fait passer le roller coaster qu'était Gravity pour une simple attraction. Le fait de tourner en 70mm, donnant un grain à l'image, la photographie assez sombre et intimiste (on voit bien que Nolan a changé de directeur de la photo) et les effets en dur (aucun fond vert n'a été utilisé) donnent un look rétro et réaliste au film. On se croirait dans le premier Alien lors des scènes dans le vaisseau. Jamais l'espace n'avait paru aussi vrai. Mais également, jamais aussi personnel.


Car la décision la plus géniale de Nolan a été de recentrer le film sur la relation entre un père et sa fille. C' est là même le cœur de tout le film. C'est sur ce thème que Zimmer a écrit une première piste, avant même de savoir qu'il s'agissait d'un film de science fiction, Nolan lui ayant seulement dévoilé l'aspect familial du film. Ce premier morceau a servi de fil conducteur à toute la bande son et cela se ressent. La première version du scénario, développée par Jonathan Nolan et Spielberg, qui devait à l'origine diriger le projet, faisait passer la relation au second plan et heureusement Nolan en arrivant a remanié tout le script. On peut imaginer que le personnage de Cooper, qui doit abandonner sa famille pour partir sauver le monde, reflète une certaine culpabilité de Nolan, dont le métier de cinéaste l'empêche de consacrer beaucoup de temps à ses enfants. Le premier acte du film (ainsi que tout le film de manière générale) gagne une nouvelle dimension au deuxième visionnage, maintenant que l'on connaît toute l'histoire, c'est un sentiment de tristesse et de nostalgie. Chaque moment de complicité entre le père et la fille, chaque geste de tendresse de Cooper devient un déchirement quand on pense à ce qui les attend. Certaines scènes viennent à nous faire pleurer. Celle du départ de Cooper, si simple mais si efficace, est renforcée par l'idée audacieuse de Nolan de passer directement au décollage de la fusée, avec le compte à rebours déroulant pendant qu'il s'éloigne : pour Cooper, c'est maintenant son décollage, c'est au moment de quitter sa famille que tout change. Le visionnage des 23 ans de messages, où McConaughey parvient à passer du rire aux larmes avec une facilité déconcertante, est bouleversant et surréaliste en même temps, la musique et l'éclairage donnent une ambiance fantomatique à la scène. Puis quand Cooper, dans le tesseract, se supplie à lui même de R.E.S.T.E.R, rongé par le regret, c'est un moment à la fois si émotionnel et si étrange qu'il est impossible d'en ressortir indemne. En parallèle, Murph adulte ouvre le livre et tombe sur le mot R.E.S.T.E au moment où la musique opère un trémolo donnant des frissons, et réalise alors que son fantôme, c'était lui. Le tout est inexplicable, simultanément beau et effrayant, la scène nous hante, comme bloqués au delà du temps et de l'espace. Enfin, les retrouvailles entre les deux sont gérées avec une justesse telle qu'il m'ait rarement été donné de voir au cinéma. La performance des acteurs sonne vraie. Pas de sentimentalisme exagéré, pas de longues discussions inutiles, Murph est désormais une vieille et sage femme, sous bien des aspects maintenant une étrangère pour Cooper. C'est à la fois une joie mais aussi la réalisation qu'il a raté toute la vie de sa fille et qu'il revient probablement trop tard. Comme quand l'on retrouve une personne que l'on n'a pas vu depuis longtemps, il y a l'excitation des retrouvailles, mais quand celles ci arrivent c'est difficile de trouver quelque chose de pertinent à dire. Il faut du temps pour reconstruire une relation. Or le temps c'est quelque chose que Cooper et Murph n'ont pas. Mais au bout du compte, le plus important pour Cooper est de savoir que sa fille a vécu une longue vie heureuse, et qu'elle l'a pardonné, il peut alors partir en paix et vivre sa vie.


Mais Interstellar est également un film de science fiction porteur de messages, et la réussite est aussi totale à ce niveau là. C'est tout simplement la première fois que des notions de physique théorique comme la relativité ou la théorie des cordes sont utilisées comme élément scénaristique dans un film. Cela donne lieu à des questionnements sur ce qu'il y a au delà des dimensions perceptibles, sur la gravité et l'amour (un parallèle est d'ailleurs fait entre ces deux forces qui attirent deux objets au delà de l'espace et du temps, l'amour est au spirituel ce que la gravité est au matériel) et sur la nature même du temps. Serait il tel une dimension physique, sans début et sans fin, où la notion de causalité linéaire n'aurait plus lieu d'être, toutes les époques coexistant et le futur pouvant influer sur le passé ? Le monde comme une structure en quatre dimensions déjà prédéterminée ? Combien de films peuvent prétendre mener à de telles réflexions ? Le scénario en lui même est bien mené, prenant son temps pendant une bonne partie du film, ce qui donne plus d'impact quand toutes toutes les certitudes des héros partent en éclats dans le troisième acte. L'exposition, qui fait toujours débat dans les films de Nolan, est bien gérée, toujours intéressante et justifiée : certaines choses doivent être expliquées oralement. Ce n'est pas un film comme 2001 : L'odyssée de l'espace où toute la signification naît de l'interprétation du symbolisme, il y a bien sûr également du symbolisme dans Interstellar mais ici toute la puissance émotionnelle repose sur le fait que l'on sait ce qu'il se passe, que l'on connaît les enjeux. Mais ce qui marque c'est l'élégance du scénario, du montage, et de la cinématographie (artistiquement bluffante tout du long, presque chaque plan est un tableau, un régal pour les yeux). Ici, pas de scène d'action brutale et tonitruante (celles ci sont d'ailleurs assez rares), elles s'apparentent plus à des fresques cinématographiques. Ainsi, une simple poursuite d'un drone à travers champs devient une envolée lyrique. L'approche d'une vague titanesque engendre un crescendo de tension insoutenable soulignant la majestuosité de la nature. Une bagarre entre deux hommes apparaît comme une futilité dans l'immensité désertique d'une planète étrangère. Les effets spéciaux quant à eux, sobres et invisibles de par leur réalisme, sont au service de l'histoire et non l'inverse.


Le film est une ode à l'inventivité et l'intuition humaine, sa soif de découverte, son improvisation et son héroïsme face à l'adversité, sa rage contre le déclin de la lumière. La réalisation de Cooper à la fin du film que ceux qui les ont guidé ne sont pas une puissance supérieure, mais bien eux les humains, en fait l'une des œuvres les plus humanistes du cinéma, le film clame haut et fort que l'homme n'a pas besoin d'un Dieu, il possède lui même les clés de son destin et de sa propre survie. Cela contraste avec la situation sur Terre, où l'humanité se replie sur la solution de la facilité : rester attaché à sa terre et y mourir, lentement mais sûrement. Renier ce qui fait de nous des pionniers et abandonner toute prise de risques. Encore une fois, le film ne fait pas dans le spectaculaire, c'est dans l'intimité, dans de simples champs de maïs brûlant, une poussière étouffante et des témoignages de vieilles personnes que se créé l'ambiance apocalyptique. Cooper et sa fille, eux, sont les aventuriers des temps modernes, résolus à ne pas entrer docilement dans cette bonne nuit. Cela est illustré par une séquence complètement folle où Cooper, après la trahison de Mann, puise dans ses dernières forces pour tenter d'appeler à l'aide, magnifiquement alterné avec Murph prenant la décision radicale de brûler l'exploitation de son frère, un acte désespéré pour tenter de sauver sa famille et d'élucider le mystère de son fantôme. Le tout atteint une dimension mythologique quand Matt Damon se met à citer le poème du dr. Brand. Le plan du pick-up entrant dans le champ, identique à celui du début du film, établit un parallèle entre le père et la fille, comme un passage de flambeau : c'est maintenant à elle de sauver le monde.


Mais si le meilleur de l'humanité est évoqué, le pire l'est aussi, avec la résignation de l'humanité ainsi que la lâcheté et l'ego du dr. Mann. Car si l'instinct de survie est l'une des plus grandes forces de l'Homme, il peut aussi être une faiblesse s'il découle simplement d'un individualisme. Mann recherche aussi la survie de l'humanité... à condition qu'il en soit un des acteurs. Comme le dit Donald, gare aux bonnes choses faites pour les mauvaises raisons. Pour Nolan, l'humanité ne peut évoluer qu'en utilisant de pair sa connaissance et ses émotions, notamment l'amour, oublier l'un de ces deux aspects, c'est laisser une part de notre humanité derrière nous.


Et l'esprit humain est finalement célébré. Après être passé par toutes les émotions dans le tesseract, confusion, tristesse, regret, espoir, excitation et enfin émerveillement et joie quand la solution se dessine devant nous, on contemple alors Cooper quittant sa fille, enfin en paix avec lui même, continuant sa quête d'explorateur, et peut être prêt à trouver l'amour. On ressent la solitude de Brand, pensant probablement être la dernière survivante de l'espèce humaine, mais les dernières paroles de Murph, portées par le lyrisme de la musique de Hans Zimmer, nous donnent l'espoir que l'humanité va enfin trouver son nouveau chez soi. Une fin poétique.


Interstellar est donc en cela unique dans l'histoire du cinéma du fait qu'il mélange avec virtuosité l'émotionnel et l'intellectuel, l'intimiste et le grandiose. Nolan nous livre un film d'une ambition rarement vue, magnifique, touchant, surréaliste et incroyablement inspirant, chose extrêmement précieuse car l'espoir est bienvenu à une époque où les gens ont abandonné leurs rêves et où le pessimisme règne. Mais peut être que nous avons simplement oublié... que nous sommes encore des pionniers... que nous en sommes à peine au début... et que nos plus grands accomplissements ne peuvent être derrière nous, car notre destinée se trouve là haut...

Thomas_Balanant
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le 17 déc. 2014

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Thomas Balanant

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