La vie est une courte fête qui sera vite oubliée. Tel est l’aphorisme du dernier long métrage de Gaspar Noé, Vortex, qui sortira dès demain dans nos salles, et qui pourrait en quelque sorte résumer toute la filmographie de ce franc tireur ayant toujours, derrière ses provocations visuelles et morales, parlé de cet instinct de vie poussant l’être humain vers toutes les expériences les plus absolues donnant un petit sens à notre existence qui pour le reste en semble dénuée. Un homme parlant des choses de la vie de façon volontiers tapageuse, pour toujours en revenir à l’essentiel, ce qui a longtemps fait dire à beaucoup de monde qu’il n’avait pas fini de grandir, et que ses films n’étaient que les caprices d’un adolescent attardé persuadé de refaire le monde alors qu’il ne dit que des choses d’une banalité confondante. Le malentendu avait bien entendu débuté avec ce deuxième long-métrage, dont il est toujours tentant aujourd’hui, malgré le vent qui a coulé sous les ponts, de ne parler que par le prisme de son incroyable scandale Cannois, l’un des plus retentissants rencontrés sur la Croisette, avec quelques autres heureux élus. Il l’avait évidemment bien cherché, arrivant tout heureux de son méfait, avec sa scène de massacre et, plus loin, son viol en plan fixe qui semblait conçu pour faire claquer les sièges du grand Palais. Mais 20 ans après sa sortie initiale, alors que son auteur a, quoi qu’on en dise, acquis le statut tant envié de cinéaste incontournable du cinéma français, que reste-il de ce film choc dont on parle encore avec toujours autant de passion ? Bien entendu beaucoup de choses, car derrière l’aspect tapageur, Noé condense en quelque sorte ici-même tous les tropes de son cinéma, que l’on retrouvera encore par la suite, mais jamais avec une telle homogénéité et adéquation entre ses velléités de formaliste révolutionnaire et le fond.


L’histoire, on la connait, elle se résume en quelques mots. Alex, une jeune femme, se fait violer et agresser violemment dans un tunnel après une soirée. Son compagnon Marcus et son ex se lancent dans une croisade nocturne pour retrouver le responsable et le punir. Un rape and revenge tout ce qu’il y a de plus classique. Sur le papier seulement. Car à l’écran, entre le montage antéchronologique, et les obsessions thématiques de Noé, le traitement en sera bien entendu bien différent d’un simple film d’exploitation faisant du viol et de la vengeance les simples moteurs de leur scénario. Noé, en bon roublard, aime à dire en interviews qu’il a écrit ce film presque sur un coin de nappe, le script faisant seulement quelques pages, uniquement là comme caution d’un projet réunissant le couple le plus glamour de l’époque, à savoir Vincent Cassel et Monica Bellucci. Au départ, Noé raconte à Cassel son envie de porno d’auteur, ce à quoi ce dernier lui répond que c’est très bien mais que ce sera sans eux. L’envie de concevoir un projet autour du couple étant plus forte que tout, il laisse de côté le porno pour partir sur le rape and revenge. Il lui faut un script, qu’il s’empresse donc d’écrire plus comme un concept que comme un scénario classique, et c’est parti. Le porno deviendra plusieurs années plus tard Love, mais pour l’heure, il s’agira de ce manifeste du style du cinéaste, qui ne cessera durant sa carrière de se cacher derrière des concepts presque abusivement racoleurs, comme un enfant se cachant derrière de grosses bêtises pour ne pas avoir à montrer sa sensibilité. Noé, c’est ça, un garnement se faisant passer pour un irresponsable (il n’y a qu’à voir son air faussement surpris lorsqu’il se fait insulter par un spectateur mécontent à la sortie de la salle à Cannes, sans doute très content de son coup intérieurement), alors qu’il conçoit ses films de manière purement instinctive, le cinéma étant pour lui l’Art ultime regroupant tous les autres, ce qui est tout à fait vrai, dans lequel il peut exprimer tout ce qu’il a en tête en un tout purement sensoriel. Le montage et la mise en scène comme créateurs de sens, la base du médium, ce qu’il fait ici avec une virtuosité qui ne manque pas d’étourdir, encore aujourd’hui.


S’il débute dans la noirceur la plus insondable, que ce soit dans la brutalité extrême de ce qui est montré ou le filmage, la caméra semblant constamment chercher un point sur lequel se fixer, ne faisant ressortir que des images brutes semblant sorties tout droit des enfers, la mise en scène est évidemment pensée telle un roller coaster émotionnel, au diapason des émotions convoquées tout au long du métrage, recouvrant l’ensemble du spectre des émotions humaines, de la haine à l’amour, dans l’ordre et à l’envers. Il est évidemment tout à fait concevable de ne pouvoir supporter la longue première moitié du film, déambulation parisienne nocturne faite d’insultes, d’agressions physiques, de mouvements de caméra brusques, le tout sur un score plus proche du bourdonnement à infra basses que de la musique à proprement parler. Tout ceci est évidemment fait pour provoquer l’épuisement, et pourquoi pas l’exaspération. Tester la capacité de résistance rétinienne et morale du spectateur pour l’amener lentement mais sûrement, de manière clairement manipulatrice, à l’instant de rupture, celui qui quel que soit l’ordre dans lequel on regardera le film, se retrouvera systématiquement en plein milieu, cassant en quelque sorte le récit en deux, comme Monica Bellucci le dit peu ou prou lorsqu’elle évoque son rêve de la nuit passée, duquel elle ne ressort que des bribes, un tunnel tout rouge qui à la fin se casse en deux. Le symbole est clair, net et tranchant. Un viol, donc. Terrible, inhumain, pur concentré de haine de la femme et de négation de son être. Un moment toujours aussi éprouvant à regarder, même si un peu moins traumatisant lorsqu’on sait à quoi s’attendre. Le moment ayant fait dire à une partie du public à l’époque que Noé était un grand malade, exploitant le pire de l’être humain sans aucune éthique. Un salaud. Et pourtant, avec tout le recul permis par les années nous séparant de sa sortie, il est de plus en plus évident que derrière la volonté de choc immédiat, cette idée de pousser le spectateur à un point de rupture mentale, il y a une sensibilité assez unique, et des choix de mise en scène encore une fois totalement cohérents, rendant plus complexe l’idée de condamnation morale.


En débutant son film comme un concentré de tout ce que l’esprit humain peut avoir de plus vil et sordide, il s’agit bien entendu d’un pacte scellé avec le public, une manière de dire qu’après la souffrance, viendra en quelque sorte l’illumination. Pour atteindre cet instant de grâce, il faut accepter d’en passer par la souffrance psychologique et physique, d’être confronté à l’innommable. Ce que l’on ne veut pas voir, que l’on ne veut même concevoir. L’être humain dans toute sa saleté. Sa volonté de détruire. Son désir de vengeance, qui fait partie de notre ADN, mais ne débouche ici que sur l’annihilation totale de tous les êtres. Là où cela coince encore pour certaines personnes, c’est dans l’absence de moralisation de Noé. C’est pourtant tout à son honneur. Il n’y a pas de morale, juste des faits, dit à peu près un personnage au tout début, à Philippe Nahon reprenant son rôle du Boucher. Noé refuse de voir le monde en moraliste, ni même en cynique, se différenciant en cela radicalement de cinéastes tels que Haneke ou Lars von Trier. Chez lui tout est à prendre au premier degré, il y a un refus total de dire au spectateur ce qu’il doit penser, considérant ce dernier comme une entité intelligente capable de ressentir des émotions quelles qu’elles soient et d’en tirer les conclusions qui s’imposent, sans qu’on le rassure avec une morale bien pensante finalement contre productive.
Les faits, et les sensations. Voilà ce qui prime chez Noé et dans ce film particulièrement. Après l’horreur, le réconfort donc. Telle une symphonie, chaque séquence fait office de pièce indispensable au puzzle d’ensemble, ne trouvant son sens que par ce qui a précédé et ce qui suivra, quand bien même le montage serait à l’envers. Des moments qui pris séparément pourraient paraître un peu creux trouvent ici une puissance évocatrice et tout simplement émotionnelle proprement destructrice. D’une discussion triviale dans le métro entre le couple et l’ancien amant, ce dernier demandant à Bellucci en quoi son nouveau mec se différencie de lui au lit, échange verbal d’une liberté de ton où se retrouve l’obsession de Noé pour les choses de la vie, avec un naturel étourdissant, à un réveil post coïtal, moment d’intimité rare où la complicité et l’amour réels liant les deux comédiens explose à l’écran, sans pour autant donner l’impression de violer une intimité, jusqu’à l’envolée finale sur la VIIème de Beethoven, instant de bonheur simple dans un parc, la caméra tourbillonnant autour de ce jardin d’Éden semblant préserver le monde de sa saleté, tout cette seconde partie éclaire la première sous un angle nouveau. Que ce soit par les moments simples de vie, ou l’évocation par des bouts de dialogues d’éléments donnant un sens nouveau à la violence qui a précédé. Durant ces courts instants, le côté mystique de Noé ressort, nous faisant espérer désespérément que ce que l’on a vu plus tôt, et qui semble inévitable, n’ait été en réalité qu’un affreux cauchemar dont il ne reste que des bribes au réveil, ne laissant au final que le bonheur d’être en vie, d’aimer, de jouir et de vivre l’instant présent, dans un cocon à l’épreuve de toute la souffrance et la violence dont l’Homme est capable.


Que l’on soit nihiliste ou que l’on préfère espérer, ce qu’il reste du film est bel et bien cette sensation de sérénité, de moment proche de la bascule où un rien pourrait changer le cours des choses, mais où l’on préfère en venir à la conclusion que ce que l’on vit n’est aucunement prédestiné, mais n’est que le résultat de décisions à un moment donné. Il suffirait d’un rien pour que cette fameuse soirée, concluant une journée jusque là idyllique, ne se termine pas en horrible chaos. Irréversible. Et soudain … le vide.

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le 12 avr. 2022

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micktaylor78

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