Logical wrong
La raison humaine à l’épreuve de l’irrationnel amoureux. Tel pourrait être la vaste thématique qui unit la majorité des projets de Kaufman, du scénario d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (un...
le 7 sept. 2020
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La raison humaine à l’épreuve de l’irrationnel amoureux. Tel pourrait être la vaste thématique qui unit la majorité des projets de Kaufman, du scénario d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (un couple à l’épreuve d’une nuit où on l’efface de la mémoire) à sa dernière réalisation, Anomalisa, qui voyait un couple éphémère se former à la faveur d’une nuit en forme de parenthèse. Dans I’m thinking of ending things (un titre original à prendre en compte, tant la polysémie du dernier mot a du sens au vu des développements labyrinthiques du récit), le couple et la nuit reviennent, avec la perspective d’une rupture. L’accès à la voix off de la jeune femme, régulièrement interrompue par les interventions de son compagnon qui tente de lancer un dialogue est un allié de taille. La très longue première partie, ce voyage en voiture dans la neige, prend le parti d’une crise étouffée, de la maladresse d’un homme bien conscient de la chance unique qu’il a de pouvoir enfin présenter une femme à ses parents, et d’échanges laborieux où transparaît néanmoins une complicité, notamment à la faveur de la récitation d’un poème qui nous braque radicalement l’esprit sur les abysses de la dépression.
La deuxième unité de lieu, après l’habitacle de la voiture, sera la maison parentale, permettant une évolution du genre qui se métamorphose vers des développements horrifiques. Des indices (la porte de la cave, le sort des agneaux ou des porcs), une arythmie dans le changement des pièces et le comportement très dérangeant des parents viennent transformer la nuit en cauchemar, mais toujours feutré, dans la mesure où le jeune couple tente de faire bonne figure.
La bascule vers l’univers absurde et décalé de Kaufman est enclenchée, tenant comme souvent sur cet étrange sens de l’équilibre qui empêche qu’on abandonne toute volonté de circonscrire les événements à une logique, ou les personnages à une cohérence. En contrepoint des grandes trouées dans le temps ou l’espace, les échanges posent une situation on ne peut plus compréhensible, et même très touchante, magnifiés par la très délicate photographie de Lukasz Zal qui excelle autant avec la couleur qu’il le faisait en noir et blanc chez Pawlikowski dans Ida ou Cold War. Un fils dévoré par la solitude, des parents perdus dans une ferme au bout du monde, une jeune femme qui ne sait quelle place prendre, oscillant entre la bonne volonté et les désirs de fuite. Le casting brillant, et particulièrement Jessie Buckley, parvient à varier à merveille la palette des émotions, donnant chair à un dédale où les temporalités vont se mélanger, donnant à voir les ravages de la vieillesse, et une solitude finalement partagée par les quatre. Un programme, en somme, assez proche de celui balisé par Resnais, notamment dans Providence ou Je t’aime, je t’aime.
Le troisième temps, du retour, ne peut évidemment se faire en toute innocence, même si l’un des règles les plus effroyables de cauchemar consiste à accepter l’impossible, le surnaturel ou l’absurde en continuant à avancer. Le retour à l’habitacle de la voiture se fait accompagné de la noirceur de la nuit, comme pour contredire le père qui expliquait ne rien comprendre face à un paysage qui prendrait en charge les sentiments de celui qui l’a peint. A la bienveillance du prologue succède une frayeur, notamment dans l’opacité de Jake, qui oscille entre insistance dans le dialogue et comportement favorisant, au sens propre comme au figuré, les sorties de route.
C’est peut-être là la fragilité ponctuelle du film : sa longueur où tout semble permis, et qui occasionne des discussions parfois touffues (toute la dissertation sur Une femme sous influence, par exemple) et un name dropping un peu pénible (DF Wallace, Debord, les poètes…) qui viennent parasiter une atmosphère et des figures qui n’avaient pas besoin de ce verni culturel et intellectuel pour exister.
Les indices laissés par le récit, qui seront loin d’être suffisants pour que tout soit explicable, laissent entendre une fausse piste fondamentale que fut la voix off de la jeune femme. Le vieil homme apparaissant régulièrement dans le lycée semble renvoyer à une incarnation future de Jake, qui considère, entre fantasmes et souvenirs, ce que fut ou aurait pu être son histoire d’amour perdue, et la revit inlassablement (d’où, par exemple, le nombre colossal de gobelets de glaces dans la poubelle). Alors, la beauté peut surgir, dans une chorégraphie qui sublime les couloirs à lessiver, alors, la violence peut devenir romanesque dans un récit où le sacrifice conduirait à l’héroïsme. Au cœur de ces projections de l’esprit, la scène où la jeune femme « quitte » le vieil homme met soudainement, et de façon déchirante, à nu les enjeux du film, à savoir la gestion de cette douleur de l’abandon, et de la façon dont une blessure marque comme nul autre l’histoire d’un individu.
Étrange monde que celui de nos consciences, mêlant l’improbable et l’empirique des sentiments à notre quête jamais satisfaite d’une explication pour toute chose. A travers cette nuit déployée sur le temps d’une vie entière, Kaufman poursuit sa complexe odyssée, dont il explicite lui-même le programme : « It is only in the mysterious equations of love that any logical reasons can be found ».
(7.5/10)
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le 7 sept. 2020
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