Avec ce Journal intime d’un pécheur, Wojceh Has (La Clepsydre, Une histoire banale, Le Manuscrit trouvé à Saragosse) adapte un roman gothique satirique (Confession d’un pécheur justifié – 1824, de James Hogg) qui a déjà fait des émules. Mis en avant par André Gide en 1947, il a inspiré Bataille pour son Abbé C. en 1950. Contrairement au livre, le contexte historique est à peu près transparent (Écosse au XVIIIe siècle) et le surnaturel règne dès le départ. L’avant-dernier film de ce cinéaste polonais est centré sur un jeune homme torturé par la culpabilité, floué par des impératifs divins [‘installés’ par l’Église – ou supposés], tombant sous l’emprise d’un faux jumeau. Otage solitaire dans cette lutte manichéenne, Robert se scinde sans devenir bon, malgré l’accouchement de cette facette pleinement noire.


En ouverture un roux à l’agonie (teint au chewing-gum, genre Swamp Thing ou Vendredi 13-4 bubble gumisé) raconte son histoire à des soldats. La première partie retrace sa genèse, la relation de ses parents, les bassesses de papa, le rejet de l’enfant venu au monde par la mère. Le double débarque quand Robert est accablé par son trop-plein de péchés et la distance avec le repentir. Le chemin est trop intimidant. De cette inaptitude fondamentale naît le désespoir. Comme les fautes ‘positives’, il a un prix et alourdit le poids de la culpabilité. Une fois qu’on a péché sciemment, ou connu son pêché, la difficulté de se relever, l’impossibilité de s’en remettre lorsqu’il n’y a pas d’alternative : même l’énergie est tachée, l’allant est gêné de lui-même, car sait ce qu’il porte. Robert recoure à l’enfermement et fuites abrutissantes, en vain : une âme se croie perdue, c’en est fini !


Le double de Robert est un négatif moral et une copie physique : un grand type aux yeux vides et sûrs, embarrassé par aucune espèce de transcendance, poussé par aucune pression, reflétant un esprit brave mais en disharmonie, en quête d’absolu tout en restant sensible aux distractions, trop frêle et dépourvu de volonté. Cette sorte de démon froid et libertin agit comme un tyran bienveillant à l’égard de Robert (ou comme un ‘despote éclairé’ gouverné par un matérialisme serein et une émotivité nulle). C’est aussi un conseiller blasé et audacieux, acerbe mais dépassionné. Sa corruption est déclarative (avance en se justifiant toujours, en se proclamant éventuellement) avant d’être manifeste ; sa lubricité arrive au second rang ; en tout cas il se confond expressément dans le péché, actif, résigné, comme d’autres le sont à la vérité, à la loi de Dieu ou à celles des Hommes.


Robert n’est pas devenu un suppôt de Satan comme le soupçonnent certains, mais est sûrement un de ses sujets. Il n’y a pas de démarche volontaire, mais deux attitudes. La première est négative et ouvre la porte à la déchéance ; il suffit de s’abandonner et laisser ce double maléfique opérer, battre la foi et la soif de Dieu à coups d’arguments mesquins mais frontaux. La seconde est active et objet d’un malentendu, puisque l’élan vers le divin de Robert est subverti par son double, ses commandements mortifères prenant l’habit de suggestions marquées sous le sceau de Dieu. Le diable offre une foi apparemment parfaite, affriolante, poussant à la surenchère dans la destruction. De la part du film, c’est une mise en évidence du détournement de la religion, pas des ravages du fanatisme (à la rigueur, c’est un débordement de sincérité venu d’en bas, venu de Robert).


Cette orientation du personnage principal permet à Wojcech Has de radicaliser sa mise en scène, aux apparences souvent oniriques et à la texture irrationnelle. Robert est le sujet d’une intimité à découvert, cernée seulement par les esprits ou affichée par des recours surnaturels (il est revenu à la vie pour confier son histoire et parvenir à être entendu). Sur la forme le film est rugueux (l’inspiration est puissante mais les ressources de La Poupée sont absentes) et foisonnant : les décors offrent un luxe de détails, la musique de Jerzy Maksymiuk est vénéneuse (merveilleux oppressant). Les répétitions servent à asseoir les points de vue relatifs à l’éclatement du personnage. Has s’intéresse et reconnaît à la fois au malaise spirituel et au trouble psychique. En résulte un rythme peu ou mal cadencé bien souvent : le film gesticule, dans le sillage du personnage floué par son double. Ce Journal a parfois côté cryptique, mais se laisse appréhender par ceux qui le souhaitent sérieusement. Plus que jamais Has livre un film un peu ardu et assommant, à cause ou malgré sa richesse et son hermétisme ; laissant éventuellement sur la réserve, puis marque et se ressasse. Has présentera trois ans après cet opus Les Tribulations de Balthazar Kober (1988), puis s’effacera.


https://zogarok.wordpress.com/2016/07/07/journal-intime-dun-pecheur/

Zogarok

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