La première bonne nouvelle à l’annonce d’un nouveau film d’Eastwood, c’est de prendre conscience que le très médiocre Cry Macho ne sera pas la conclusion de sa carrière de réalisateur. Face à ce film embarrassant, Juré N°2 ne peut que ravir, et montrer que le nonagénaire n’a pas perdu la main, ni un possible retour de la subtilité dans son cinéma.
Car dans cette histoire de dilemme moral, c’est bien la zone grise entre les deux camps que l’on cherche à mettre en lumière. Si le scénario nous promet une sorte de thriller judiciaire (annoncé çà et là par de grossiers artifices, du type « je renverse mon café quand un témoin cherche à identifier le coupable dans la salle d’audience »), sa progression dresse avant tout une série de portraits illustrant le tristement sempiternel « chacun a ses raisons » : de bâcler la procédure, d’écourter les délibérations, de gagner le procès, de mentir ou d’estimer l’injustice nécessaire pour un « greater good ».
Eastwood prend ainsi son temps pour ficeler patiemment des enjeux qui expliqueraient le triste état d’une civilisation ou le bien commun n’existe plus, et dans lequel les valeurs (démocratie, justice, égalité) sont bafouées au profit des intérêts individuels.
La satire à ceci de judicieux qu’elle ne cherche jamais totalement à pourfendre : en laissant du crédit à ses personnages, en évitant la caractérisation caricaturale (on se souvient de l’infâme journaliste du Cas Richard Jewell), Eastwood cherche à manipuler le spectateur lui-même, tenté de valider cette « perfection » d’une chambre d’enfant vue en ouverture, qui justifierait ces moments où l’épouse éteint la lumière en quittant la pièce, comme s’il fallait laisser certaines zones dans l’ombre pour ne se concentrer que sur celles qui valent le coup d’œil. On est loin du populisme crasse de ses précédents films qui visaient à chaque fois à mettre en valeur le bon citoyen face aux incapables des hautes instances : ici, l’individu est le véritable nœud du problème.
On pourra alors, peut-être, justifier la platitude de la mise en scène (« épure » et « transparence », diront les thuriféraires) qui singe cette aseptisation d’un monde de privilégiés, où l’on met sous le tapis toutes les aspérités, et où tous les enjeux sont écrits à l’avance. Le pastiche des Douze hommes en colère de Lumet vire à la parodie grinçante, chacun y allant de sa petite sortie avant que le pessimisme lucide sur l’état actuel de la société ne vienne dévorer les développements attendus.
C’est là l’un des mystères du film, qui occasionnera probablement les habituelles analyses de la critique française à l’égard du vénéré Eastwood : se demander dans quelle mesure les défauts du film seraient à mettre à son crédit, et à interpréter comme des clés intentionnelles qu’il n’a très certainement pas mises en œuvre. La lourdeur de l’écriture souligne ainsi sans arrêt les enjeux, comme s’il était indispensable de rappeler au spectateur ce qui se joue : flash-backs à répétition pour des effets Rashomon superfétatoires, plaidoiries à pseudo double sens renforcées par d’incessants contre-champs sur le véritable coupable, et une dilatation de motifs visant à toujours contrebalancer les enjeux pour servir le dilemme parfait. Perte d’enfants, alcoolisme, violence conjugale, carrière politique, rien ne manque à l’appel. De la même manière, toute la partie des délibérations sort du chapeau toutes les cinq minutes un nouvel atout, les jurés se révélant ex-flic, étudiante en médecine, victime de gangs pour relancer les enjeux et une enquête qui n’a pas été faite correctement. Pour fustiger le manque de moyen des autorités, certes, mais surtout pour arranger cette mécanique bien huilée et assez factice du scénario.
Délibération difficile quant à la qualité du film, la balance se retrouvant plombée par de nombreux poids dispensables. Mais il faut bien reconnaître que son développement final lui redonne un élan, dans cette plaidoirie qui fait tomber de manière insidieuse les masques, au profit d’un malaise réellement palpable sur la direction que pourrait prendre le récit, avant le fracassant et mémorable plan final. En espérant que ceux qui auront pris le parti de cet argumentaire en seront troublés après réflexion : alors, Eastwood aura véritablement réussi son film, parce qu’il sait parfaitement à qui il s’adresse.
(6.5/10)