Il y a quelque chose d’étrangement paradoxal dans la posture de Malick : c’est un cinéaste qui se fait désormais omniprésent, et qui ne cesse pourtant de nous affirmer qu’il nous quitte.


Qu’il quitte la modernité, le récit, l’incarnation, le monde des hommes, le spectateur, même, pour nous parler d’un au-delà auquel son œuvre donnerait des bribes d’accès.
On peut longuement et vainement s’acharner sur les lourdeurs d’une telle entreprise, et surtout ses ratés ; interrogeons-nous plutôt sur la manière dont elle se déploie, et ce qu’elle cherche à dire.


Knight of Cups peut être considéré comme une affirmation de liberté absolue, dans la mesure où l’on ne prend plus la peine de trouver des prétextes narratifs pour lester ses propos, équilibre instable qui plombait notamment A la merveille : en cela, ce nouvel opus est plus radical, plus assumé dans son expérimentation.



The pieces of your life never to come together, just splashed out
there.



Le film est une forme de poème, un montage dont la métrique reposerait sur trois axes majeurs : la photographie, le mouvement et le son. Pour la première, paysages grandioses, nuits urbaines à la clarté laiteuse, ressac des vagues, il faut une fois encore souligner le travail d’orfèvre d’Emmanuel Lubezki.



Everything is there. Perfect. Complete. Just as it is.



Pour le second, l’immobilité est proscrite, comme elle l’est d’ailleurs dans le cinéma de Sorrentino : lente, contemplative, elle arpente les architectures, les routes d’une Amérique un peu folle et décadente. Quant au son, il se scinde en deux entités : la musique, bien entendu, accès privilégié aux sphères célestes dont Malick a toujours abusé, ainsi que le recours aux voix off. Plus que jamais, la quasi-totalité des paroles sont restituées par ce biais.


De ces trois axes surgit une alchimie incontestable : la beauté, un accès à un lyrisme d’une grande pureté, et par la même, peut-être une forme de foi dans une immatérielle présence qui nous accompagnerait sans qu’on puisse généralement l’appréhender.


Non, tout est une voix et tout est un parfum ;
Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un ;
Une pensée emplit le tumulte superbe.
Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le verbe.

(Victor Hugo, Les Contemplations, "Ce que dit la bouche d’ombre.")


Mais dans cette synesthésie, prenons la mesure de la grande absence : celle de l’individu. Tout n’est ici que distance. Du grand angle qui déforme pour mieux donner à voir, de la voix off sous forme de commentaire d’un propos premier qui ne nous est plus donné, des questions et des messages cryptiques qui délaissent le dialogue initial. Les femmes s’enchainent et se livrent à la même oisiveté, les lieux de perdition aussi, attestant d’une certaine limite dans le regard du cinéaste : certes, il s’agit de fustiger la vanité de ce monde luxueux dans lequel évolue un Christian Bale privé de personnalité, mais cet enchainement de figures (mannequins, villas de luxe, scènes d’oisiveté amoureuse avec diverses stars) pourrait durer 20 minutes comme huit heures.


Malick nous a quitté, et distille avec une sagesse éthérée cette nouvelle donne.



You think when you reach a certain age things will start making sense,
and you find out that you are just as lost as you were before. I
suppose that's what damnation is.



Les questions qui jalonnent ce parcours (Which way should I go ? How do I begin ?) sont certes amenées à trouver des réponses : non au suicide, comme celui du frère, fi de la vanité des plaisirs futiles de ce bas monde, vers ce mot final, tellement facile : Begin. Ouvrons les yeux sur l’évidente beauté du monde dans laquelle se logerait de quoi nous offrir sagesse et recul. Mais lorsque cette beauté se fait au prix d’un discours aussi éthéré, qu’elle nie à ce point l’incarnation de l’homme, on est vraiment tentés d’en rester à cette matérialité terrestre dans laquelle on se sent minable, certes, mais vivants.

Sergent_Pepper
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le 29 mars 2016

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Sergent_Pepper

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