Réalisé après le sommet Harakiri, Kwaidan est une étrange parenthèse dans la filmographie de cette époque faste pour Kobayashi. Sur bien des points, on pourrait le comparer à ce que sera le Dodeskaden de Kurosawa en 1970 (et dont l’insuccès phénoménal aura des conséquences économiques sur la carrière de Kobayashi lui-même, ayant fondé avec Kurosawa la société de production à l’origine du film) : une audace formelle folle, l’apparition de la couleur et des récits successifs qui forment une série de tableaux mémorables.
Kwaidan se compose de quatre récits (le deuxième, La femme des neiges, fut retiré avant les projections en salle pour réduire la durée du film qui excède les trois heures) en forme de contes surnaturels sur le thème des fantômes. Apparitions du monde des morts qui s’invitent avec plus ou moins d’harmonie chez les vivants, suscitant leur fascination, leur effroi ou leur châtiment.
D’une ambition folle, cette œuvre profuse combine plusieurs partis-pris. Du point de vue du rythme, Kobayashi opte pour une lenteur parfois contemplative qui permet l’émergence de la peur avec une grande efficacité. Son talent en matière de cadrage, qui n’est plus à prouver, délaisse par instant la composition fixe des plans pour induire des mouvements qui viennent clairement cliver la réalité des lieux et mettre en image avec subtilité et jubilation le fait qu’ils soient hantés.
Mais la fantasmagorie ne provient pas uniquement des interventions spectrales. Le format du conte influe sur l’esthétique générale, particulièrement sur les deux contes centraux, La femme des neiges et Hoïchi sans oreilles, où l’artificialité est poussée dans ses retranchements : les ciels sont des toiles tendues, vertes ou rouges sur lesquelles des yeux gigantesques contemplent la destinée fragile des individus, la neige ou la brume diffusées à l’excès : puisque rien n’est réel, l’esthétique devient presque une fin en soi. Au-delà du Dodeskaden déjà mentionné, on pense aussi aux tableaux baroques auxquels aboutira Fellini, la dimension picturale étant particulièrement travaillée. Sur ce point, c’est le troisième conte, Hoïchi sans oreilles qui constitue le sommet du film. Le récit peut se voir comme une modulation sur le mythe d’Orphée, un joueur de biwa étant si doué au chant des épopées du passé que les morts eux-mêmes viennent le solliciter. Le chanteur, aveugle, ignore qu’il joue dans un cimetière qui va reprendre progressivement vie ; c’est l’occasion pour une grande leçon de cinéma dans laquelle convergent tous les arts : la musique, d’abord, par le chant légendaire, alliée à la peinture ancestrale par les inserts nombreux sur les tableaux de la geste guerrière. Surgissent enfin les images mouvantes, qui transforment les lieux en un champ de bataille et redonnent vie au passé. A côtoyer ainsi le sublime de la représentation, le barde prend le risque de la mutilation (ce qui fut le sort d’Orphée), et l’incompréhension des vivants qui l’entourent.
Car la plupart du temps, c’est par le châtiment que se clôt le récit : il s’agit moins de présenter les revenants comme des créatures malfaisantes que des entités supérieures venues éprouver la moralité des vivants : leur fidélité (dans le premier conte, l’homme délaissant sa femme pauvre pour une plus riche, mais hanté par un amour qui ne s’effacera jamais), leur silence (face au surnaturel, le mortel doit honorer son statut de témoin privilégié par le secret) ou leur respect.
Film de metteur en scène, de conteur et de peintre, Kwaidan est une nouvelle facette de l’immense talent de Kobayashi, qui n’aura jamais cessé l’alliance fertile de la maîtrise formelle à la réflexion sur la fragilité humaine.
(8.5/10)
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