Avec l'Amour l'après-midi, le dernier de ses Contes moraux (et le plus accessible), Rohmer réalise une véritable introspection. Mais surtout pas une psychanalyse - trop de légèreté (au moins apparente) dans le propos), et derrière l'alibi de la fidélité, menacée et assumée, sans doute une bonne dose de mauvaise foi.
Rohmer parle évidemment de lui-même, de façon presque aussi explicite qu'habile. La rêverie proposée à la fin de l'excellent prologue, convoque, dans le fil apparent du récit et sans aucun artifice de mise en scène (à peine un signal musical très bref et le clignotement d'une amulette), toutes les héroïnes féminines de ses principaux contes moraux, Haydée Politoff (la Collectionneuse), Françoise Fabian et Marie-Christine Barrault (Ma Nuit chez Maud), Aurore Cornu, Laurence de Monaghan et Béatrice Romand (Le Genou de Claire). Toutes acceptent de jouer le jeu de la séduction avec le héros, en rêve évidemment, de prolonger quelques instants le jeu engagé lors des précédents contes pour des raisons diverses (l'impulsion immédiate, la soumission à la force et à l'humour, la vénalité) ... sauf la dernière (Béatrice Romand), qui refuse de la façon la plus imparable ("j'aime quelqu'un d'autre"), met fin au rêve, et ouvre ainsi le film ... à moins qu'elle ne le conclue par anticipation ...
Dans la même perspective, et de façon tout aussi significative, Rohmer confie le rôle de l'épouse officielle du héros à la véritable épouse de son acteur, Françoise Verley (dont ce sera l'unique rôle au cinéma, d'ailleurs, bien composé) - le thème du film renvoie ainsi, de façon aussi habile qu'appuyée, à une problématique très personnelle, qui peut s'étendre sans doute bien au-delà de la seule personne d'Eric Rohmer.
L'argument est on ne peut plus simple : un homme marié, rangé, heureux en couple et socialement, reçoit la visite d'une ancienne amie, est séduit, très séduit, tenté, amoureux fou selon ses propres mots. Elle, est à la fois très représentative de la période en cours, la décennie libérée des 70', et libérée de la façon la plus libre possible - l'aventure engagée n'aura pas d'autre conséquence qu'elle-même, aucun chantage au couple, aucun engagement au-delà des moments privilégiés de rencontre, aucun pathos lourdingue, profondément honnête. Son personnage est également très décalé par rapport à celui des autres femmes, toutes très jolies, du récit (la femme du personnage principal, ses secrétaires et diverses silhouettes croisées ici et là), d'un milieu social différent (et les sourires ironiques des secrétaires, signes de complicité par rapport à l'aventure supposée du patron témoignent peut-être aussi de ce décalage), n'est nullement attaché aux contraintes sociales (travail, logement, stabilité du couple), parle un langage différent, s'habille différemment - et le passage très retardé du pantalon à la robe constitue un moment important dans l'évolution du récit.
La séduction opère, inévitablement, lentement, au gré des hésitations, morales, de l'homme. La présence de scènes de nu (pas moins de trois dans le film, avec des actrices différentes, à des moments pas toujours essentiels), à la fois furtives et toujours de dos, traduit bien ce va-et-vient entre hésitation et tentation, ce blocage, cette manière de refoulement qui a toujours accompagné la volonté de libération affichée de la période.
On retrouve la problématique développée dans des films importants des années 70 - en particulier la Maman et la Putain - où la libération affichée, mal vécue, culpabilisée conduit à un retour difficilement vécu à la norme, au couple traditionnel. mais dans la Maman et la putain, la démonstration est très bavarde, souvent confuse, sous le signe d'un profond malaise et d'une violence difficilement contenue.
On a compris : à la fin, au moment précis où tout va être consommé, le héros va prendre la fuite et retourne à son couple et à sa famille qui vient d'ailleurs de s'agrandir. Il n'y aura aucune transgression. Mais à la différence du film d'Eustache, le ton n'est pas au drame pesant, les visages sont le plus souvent très souriants (à l'exception de celui du héros peu à peu creusé par un début de dépression), le ton reste toujours très posé, très réfléchi, sans aucun débordement.
Un éloge de la fidélité et de l'amour conjugal ? Une manière de décalage assumé (et bourgeois) par rapport aux tentations de l'époque ? Une autre forme de l'amour passion ?
Rien n'est moins sûr. Le départ, assez misérable, de l'homme est tout sauf serein. L'effet (hors champ) sur l'amante relève sans doute de la tragédie. Et les larmes de la femme officielle, au moment des retrouvailles du couple ne sont certes pas aisées à interpréter.
Intellectuellement, Rohmer retombe sur ses pieds. Intellectuellement. Il n'est pas sûr que le raisonnement final (habilement déclenché par le propre reflet de l'homme dans la glace) justifiant du retour volontaire au bercail corresponde réellement à des désirs très profonds,qu'il n'a pas su assumer.
Cette auto-justication tient sans doute de la mauvaise foi, très ironique (et d'abord par rapport à lui-même) qui caractérise les Contes moraux de Rohmer, et de la façon la plus claire dans ce dernier opus. Et nombre d'hommes s'accorderont, plus ou moins ouvertement, pour la trouver presque universellement partagée.
P.S. On retrouve, de façon encore plus brillante, plus dramatique aussi, un thème très voisin dans Des Enfants gâtés, sans doute le meilleur, et le plus ignoré, des films de Bertrand Tavernier.