Sur la partition désormais familière de Melville, son public sait reconnaitre les motifs et la rythmique si particulière. Lenteur, méthode, précision, privilège sur le cadre et point de vue externe se focalisant sur les actes sont les composantes de son esthétique.
Jusqu’alors Melville avait mis celle-ci au service du monde des gangsters qui le fascine, et en hommage au film noir, dont il se veut un jalon, entre le classicisme et la modernité à venir qui se réclamera de lui.
En traitant de la Résistance, tant avec ses souvenirs propres que ceux de l’excellent livre de Kessel, L’armée des ombres va faire cohabiter avec sa sécheresse traditionnelle le pathétique inhérent à son sujet ; force est de constater que l’alchimie est parfaite. On est bien loin de la littérarité excessive du Silence de la mer, et la maturité du cinéaste irradie tout son film.
La dilatation temporelle où aucune ellipse ne vient sacrifier les gestes au profit d’une efficacité narrative, la lenteur sont au service d’une intensité phénoménale. Melville fait preuve d’une intelligence redoutable dans le traitement de son sujet, aux antipodes du traditionnel film de guerre où le protagoniste idéalisé alterne scènes d’actions héroïques et pathos surdimensionné.
Comme souvent chez Melville, le récit est celui de plans. Ourdis dans le silence, fomentés à voix basse, ils exigent méthode et surtout renoncement ; car le réseau n’est qu’une somme de solitudes, et si les personnages sont hors du commun, c’est davantage pour leur sacrifice que par leurs faits d’arme. A l’extérieur, on se tait. La ville si chère au cinéaste est devenue muette et menaçante : le lieu public est celui de l’exposition, les bâtiments des murailles dont les étroits grilles séparent les torturés des passants, libres en sursis ou collaborateurs passifs.
Pas de mythe, donc, mais une succession de choix. Comment tuer en silence un traitre. Exécuter ou non une figure de proue s’étant laissée aller à préférer sa famille.
L’armée des ombres travaille dans l’obscurité. Le cadrage, l’une des grandes forces de Melville, est ici carcéral : les couloirs qui conduisent au peloton d’exécution, la cour de la Gestapo à Lyon… Deux séquences majeures, la tentative d’exfiltration de Felix et l’exécution sous-terraines, sont d’une construction absolument remarquable. Dilatées, épurées, sans affèteries, elles emprisonnent le spectateur dans un étau implacable.
Autre fait nouveau, un personnage féminin qui impose sa présence, à travers Simone Signoret (s’inspirant de Lucie Aubrac qui fut son professeur). Digne, matriarcale, puissante, pour une fois à l’égal des hommes dans l’univers si masculin de Melville, elle parachève le tableau de cette humanité solidaire et déterminée.
Le carnage qui clôt la majeure partie des films de Melville reste ici en vigueur ; les effets de la Résistance ne sont pas vus, tout comme on n’insiste pas sur les exactions des allemands, à une scène prés, celle de la fusillade. De la torture, on ne voit que les traces sur les visages. L’exaltation des résistants est donc particulièrement tragique : isolés, traqués, s’imposant une vie monacale, ils sont des martyrs avant d’être des héros, des tueurs avant d’être les sauveurs de la patrie. La frontière ténue entre l’admiration et la condamnation qu’on constatait dans les films où Melville traite des gangsters est donc aussi à l’œuvre ici. Cette pudeur, cette justesse de l’exploration d’hommes embourbés dans l’Histoire est ce qui fait de L’armée des ombres un film immense.
Cycle Melville : http://www.senscritique.com/liste/Cycle_Melville/474459