À divers degrés, la satire a toujours occupé le travail de Kazan, qui pose sur l’Amérique le regard avisé de celui qui l’habite toute en gardant une grande lucidité sur les dérives de sa toute-puissance. Adapté de son propre roman en grande partie autobiographique, L’Arrangement est ainsi une forme de bilan doux-amer, où l’assimilé Kazan s’est tant frotté au Nouveau Monde que celui-ci est parvenu à l’assimiler, pour le meilleur et pour le pire.
Regard rétrospectif torturé sur une existence lisse au point de devenir étouffante, le récit se construit sur un modèle proche des Choses de la vie de Sautet, qui sortira l’année suivante : un accident, peut-être fatal, comme point de rencontre de souvenirs fragmentés, bilan amer et douloureux d’une existence où la désillusion générale fut ponctuée de brillants soleils.
L’arrangement éponyme, à savoir les compromis nécessaires entre ses désirs et la réalité pragmatique, est justement la saveur insipide de cette existence à laquelle personne ne devrait se résoudre. Eddie Anderson a beau avoir tout réussi, comme le montre ce splendide prologue que ne renierait pas Tati, le constat n’en est que plus flagrant, et symbolise à merveille la destinée d’un pays tout entier au terme des trente glorieuses : le confort ne fait pas le bonheur.
Une thèse qui n’a certes rien de novateur, mais qui concentre ici plusieurs talents au sommet de leur art : Kazan lui-même, qui boucle ce regard intime sur l’immigré face à la terre promise, Kirk Douglas, merveilleux d’intensité et d’auto-dérision (et dont le costume impeccable avec moustache semblent être l’inspiration directe d’un autre grand bouffon, le Rupert Pupkin campé par De Niro dans La Valse des Pantins) et enfin Faye Dunaway, éclatante, sorte de prolongement de ce que pouvait être l’adolescence échevelée de La Fièvre dans le Sang.
Mais pour rendre palpable cette plaie béante, Kazan va aussi taillader dans sa mise en scène, déstabilisant un relatif classicisme au profit d’une insolente modernité. Il est d’ailleurs intéressant de faire le parallèle avec le film suivant de Faye Dunaway, Portrait d’une enfant déchue de Jerry Schatzberg, qui jouera aussi des expérimentations pour épouser la psyché tourmentée des protagonistes. Ici, après un prologue étouffant de linéarité routinière, la temporalité se brise, les images se figent, les cuts sont violents, la voix off mélange les époques et les hallucinations viennent contaminer l’image, à l’image d’autres expérimentations comme Johnny s’en va-t-en guerre ou, plus tardivement, All that jazz.
Mais ces saillies formelles resteraient limitées si le récit ne s’attachait à de véritables personnages. C’est là la grande réussite du film : comment évoquer, dans un quotidien ou tout donne les signes de la réussite, la faille profonde d’êtres en proie au désamour. Le tourbillon constant de ces souvenirs mêlé à des quêtes sans cesse renouvelées happe avec force un lyrisme qui n’est jamais évident à restituer. Kazan, dont la carrière est majoritairement derrière lui, touche le nerf de la création et de la pulsation humaine, cette trajectoire chaotique d’un apprentissage toujours inachevé de l’amour.