Ce n’est pas toujours évident, mais il faut bien se rappeler un angle fondamental face au cinéma de Bruno Dumont : il n’est pas parodique. On présentera sans doute L’Empire comme une caricature de Star Wars sur la côte d’Opale, et son penchant pour la comédie, directement héritée de ses séries (P’tit Quinquin, Coincoin et les Z’inhumains) va évidement infuser un burlesque et un sens du décalage qui pourra inviter à une telle lecture. Mais le cinéaste y explore en réalité toujours les mêmes thématiques, au premier rang desquelles trône la question du mal, à laquelle se confrontait la journaliste France dans son précédent opus, et qui habitait déjà son premier film, La Vie de Jésus, dont le protagoniste pourrait être, de l’aveu même du réalisateur, l’enfant blond au cœur des convoitises dans l’Empire, prêt à basculer vers le côté obscur que contemplait de façon naturaliste son étude primaire et brutale.
Dumont investit donc un lieu, mêle les comédiens rodés aux amateurs locaux, et invite son duo iconique de gendarmes pour poursuivre la geste tragi-comique qu’il a entreprise en 2016 avec le basculement Ma Loute.
Son cinéma joue plus que jamais de la conflagration, des jeux de rupture et d’un comique fonctionnant par contrastes violents, que ce soit dans les tonalités, les accrocs dans la récitation de dialogues pas toujours maîtrisés, du jeu fluctuant des comédiens ou même de certaines expérimentations de mise en scène. Le travail sur le son et le mixage (le chant d’oiseaux invisibles à l’écran mis outrancièrement en avant), la variation des échelles de cadre, de plans de drone à une proximité incongrue avec la caméra pour les interventions de Carpentier ajoute à cette étrangeté visant à ne jamais installer le spectateur dans une lecture monolithique.
Dans ce conte philosophique assez rudimentaire où les forces du bien et du mal au sein de l’être humain trouvent une symbolique parfaitement lisible, Dumont s’amuse d’abord à visiter les terres d’une science-fiction qu’il n’avait jamais encore totalement investie. Et là encore, il s’agit d’embrasser entièrement la cause, avec un sens de la grandiloquence proprement jubilatoire, que ce soit dans l’inventivité de ses vaisseaux, qui reprennent l’imagerie sacrée de Jeanne et sa cathédrale d’Amiens pour en proposer une version hyperbolique, des incarnations extra-terrestres qui lorgnent du côté des loges de Twin Peaks, et un bal grotesque aussi délirant que perturbant, réjouissant un Luchini en Belzébuth qui, pour une fois, n’est pas en mesure de ne tirer la couverture qu’à lui tant son personnage se fond littéralement dans le décor.
Mais le cinéaste ne perd pas pour autant son cap : celui d’explorer, en contre-champ, la fascinante complexité humaine, et avant tout son incarnation par le corps. La grâce d’une très belle séquence d’entraînement au sabre laser, l’exploration du désir face à un intense sosie de Sean Penn comme possibilité de possession démoniaque (le personnage de Lyna Khoudri) ou d’un abandon à l’amour (celui, fascinant, d’Anamaria Vartolomei) infuse progressivement un lyrisme dans lequel Dumont va autant oser que pour les autres tonalités. Une forme de réponse à la fameuse phrase des forces du mal « Mais les humains Johnny sont nuls », sachant que les entités sont contraintes à les habiter pour pouvoir exister (« Mais sans eux c’est le néant. Tu préfères le néant ? », dira Line, représentante du bien à Eddy, son acolyte un peu maladroit qui se contente de les trouver « pas top »).
La valse et l’attraction des corps va ainsi contrebalancer l’apesanteur dans laquelle iront danser les aéronefs, le récit jouant d’une alternance constante entre la CGI de la SF et la spécificité tellurique des humains, dans la fusion charnelle d’un couple antinomique au milieu d’un champ, parmi les bêtes. Face au trou noir, l’amour, aspiration irrésistible du désir, et seule force incontrôlable capable de répondre aux ténèbres. Car le fabuliste Dumont ne pourra jamais se débarrasser de ses croyances et de l’attachement qu’il a pour ses personnages, c’est-à-dire pour la race humaine, à l’image de cette remarque de La Reine qui, au contact de la population et ses petits tracas locaux, les jugera « si attachants et cocasses ». Sans ironie aucune.