La singularité de L’Empire est double, selon qu’on le replace dans le cinéma de science-fiction – anomalie savoureuse en ces tristes temps de divertissement stéréotypé et régressif ! – ou dans celui de son cinéaste. D’ordinaire, Bruno Dumont part de l’homme au contact des autres hommes et d’un environnement pour interroger la lutte du Bien et du Mal qui gouverne ses relations et définit ou fracture son identité. Ici c’est le contraire, le Bien et le Mal deviennent personnages, tantôt burlesque tantôt cynique, et s’engagent dans des genres théâtraux opposés que le film articule : la comédie de Belzébuth repose sur un Fabrice Luchini déguisé en Dom Juan, empruntant le costume de Louis Jouvet pour le rôle, la tragédie de la Reine blanche reconnaît que les humains sont « attachants » mais profondément vains. Ainsi Dumont présente-t-il le Mal sous les traits d’un fanfaron, et le Bien sous ceux d’une autorité froide et descendante.
Ce processus d’allégorisation s’accomplit par la rencontre avec l’humain qui tout à la fois se subordonne à l’un des camps en présence et refuse un tel manichéisme, cher à la franchise Star Wars ici parodiée, en laissant éclater ses passions : les élans du cœur poussent Jane et Jony, pourtant ennemis, à unir leur corps, engagés malgré eux dans un jeu de séduction qui prouve la suprématie de l’empire des sens, de l’attraction de la chair sans aucune influence des idées. Superbement photographiée, la côté d’Opal se donne au cinéaste comme un territoire où observer la marche des êtres capables d’ordinaire et d’extraordinaire, de hauteur et de bassesses, dans un dialogue entre traditions et modernités technologiques, authenticité du terroir (déplacement à cheval) et références nombreuses aux blockbusters américains (la tenue de Lara Croft, le langage inversé de Dune version David Lynch, les vaisseaux de Star Wars etc.), dans le constat d’une incapacité à aller par-delà le Bien et le Mal quelles que soient les avancées sociétales accomplies. Cette permanence s’exprime par l’image récurrente de la cathédrale en guise de vaisseau spatial, idée magnifique au demeurant – et d’autant plus magnifique qu’elle procède par superposition de lieux de culte européens bien réels, aussi bien français qu’allemands –, qui concentre par son architecture, par ses vitraux et par son histoire la lutte intestine et insoluble de ces deux puissances contraires qui, réunies, forment un trou noir, le « c’est tout » prononcé en clausule.
Dumont explicite plus que jamais sa posture de moraliste : sa caméra suit les comédiens dans leurs allers-retours incessants, répète les plans sur des entrevues dans les rues, sur l’intervention comique de la gendarmerie nationale, sur un ou plusieurs cavaliers captés de dos dans leurs déplacements quotidiens ; elle scrute le remorquage du petit bateau de pêche avec une attention quasi documentaire, orchestre la rencontre du concerté et du hasard, de l’acteur professionnel et de l’amateur, de la direction et de l’improvisation, et c’est alors tout un long métrage qui éprouve formellement cette oscillation, ce mouvement de balancier entre deux extrêmes qui, lorsqu’ils se concilient, donnent lieu à des élans sublimes.