Etonnante conjonction que celle de Clouzot avec ses pairs : en 1960, après le succès du superbe La Vérité, le réalisateur au sommet de sa carrière se retrouve dans la position d’Hitchcock un an avant lui, lorsqu’il imagine Psychose : désireux, fort de la liberté artistique qu’on octroie aux maitres, d’innover et d’expérimenter vers un cinéma davantage débarrassé des carcans littéraires et conventionnels. La découverte, en 1963, du Huit et demi de Fellini accroit cette envie, et le voilà engagé sur/en L’Enfer.


Sur un canevas plutôt classique, à savoir le récit d’une jalousie maladive d’un mari (Reggiani) pour sa femme (Romy Schneider, déjà star internationale, mais pas encore arrivée dans la France de Sautet), Clouzot accorde une attention démesurée aux séquences de délires paranoïaques qui vont prendre la forme de crises visuelles et mentales.


Le documentaire de Serge Bromberg fait le récit d’un film inachevé, sur le modèle de ces œuvres maudites trop ambitieuses (le Dune de Jodorowsky) ou accumulant les catastrophes (Le Don Quichotte de Gilliam). Des acteurs malmenés (une habitude chez Clouzot, qui considérait que les faire craquer relevait de la méthode pour obtenir leurs tripes), un tournage dans l’urgence sur un lac dont le vidage est imminent, des dépressions et un arrêt cardiaque auront raison du projet.


Mais l’essentiel n’est pas là. En exhumant les 13 heures de rushes, Bromberg donne de larges extraits (sans le son) qui permettent d’avoir un regard assez précis sur ce qu’aurait été le film. Le fait de mettre en voix certaines séquences par les interventions de Bérénice Béjo et Jacques Gamblin n’est pas particulièrement utile, tant le magnétisme des prises de vues initiales se suffit à lui-même : le spectateur ne demande par la restitution d’un récit, mais s’intéresse plutôt à son processus raté de fabrication.


Car c’est là que se situe le cœur malade et fascinant du film : dans toutes les expériences mises en place par Clouzot pour mettre en image les crises psychiques de son protagoniste. Ces séquences qui devaient être en couleur dans un film en noir et blanc mobilisent un grand nombre de collaborateurs, tout ce qui se fait de plus pointu à l’époque en termes de recherches sur la musique électroacoustique ou les expériences optiques de l’art cinétique et des œuvres de Vasarely. Clouzot ira jusqu’à demander à ce qu’on film un « coït optique » à des techniciens le plus souvent livrés à eux-mêmes et qui expérimentent tout azimut, notamment sur Romy Schneider qui passera de longues journées filmées avec des projecteurs circulaires sur le visage, des combinaisons de nylon ou des miroirs déformants.


La vérité, en l’occurrence, c’est que personne ne sait où tout cela mène, pas plus que sur le tournage en extérieurs où le nombre considérable d’équipes mobilisées n’empêche pas l’inertie d’un créateur qui semble pétrifié par tous les moyens qu’on lui a offerts. L’Enfer est surtout ce récit-là : cet état de plein pouvoir si convoité par l’artiste dans ses jeunes années, et qui peut finir par le dévorer littéralement. Le réalisateur aura beau prolonger ces expériences pour son film suivant, La Prisonnière (qui sera son dernier), Chabrol aura beau reprendre le scénario pour lui donner chair trente ans plus tard, rien n’y fait : cet Enfer restera à l’état d’un fantasme, abrasif et prometteur, malade et magnétique.

Sergent_Pepper
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le 6 nov. 2020

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